Gavroche
07/05/2010
Tourisme
Routards : ces nouveaux moutons du tourisme
Voici venu l’hiver et avec lui ses hordes de routards. Ils débarquent par nuées, un guide à la main, leur sac sur le dos. De Khao San Road à Lombok, ces drôles d’individus parcourent l’Asie sur d’identiques chemins initiatiques, se pliant aux mêmes rituels d’une transhumance de l’Occident vers les pays du soleil levant. Plongée dans un étrange monde en vase clos.
Si Pierre Desproges était encore en vie, nul doute qu’il consacrerait une chronique de la haine ordinaire au voyageur sac à dos. Il démarrerait certainement celle-ci par : Je honnis le routard, « cet animal nuisible assez proche de l’homme ». Et il poursuivrait peut-être par : « les chanteurs, les racistes, les nazis, les connasses MLF, les misogynes, les charcutiers, les végétariens, les boudins, les médecins » et les routards « sont haïssables » ! Car si un sociologue se penche un jour sur les us et coutumes de ce petit monde de voyageurs, il a de quoi, c’est certain, noircir des centaines de pages à compiler dans de nombreuses thèses. L’univers du Cheap Charlie est aussi passionnant que le monde des fourmis ; et lui ressemble en bien des points.
Ni curieux ni pressé, poussé par l’instinct grégaire, un routard voyage rarement seul ; très souvent il recherche la compagnie de ceux qui lui ressemblent et se mêlera rarement à d’autres catégories de touristes dont il s’exclut volontairement. Car un routard ne sait pas qu’il est un touriste. Ainsi va le troupeau, croyant voyager sur des chemins de traverse mais se déplaçant en réalité sur les autoroutes du conformisme. Le routard a ses nids. On le retrouve dans les quartiers que d’autres appellent « les quartiers routards ». Bangkok a de la chance. Il possède le plus beau de ces quartiers de la région, Khao San Road, que parvient tout juste à concurrencer celui de Saïgon, également en trois mots qui sonnent comme un nom de bière locale : Phang Ngu Lao. Khao San ! Le mot est mythique pour des générations de traîne-savates. C’est là que The Beach prend sa source. La Plage reste « The film » culte des voyageurs petits budgets, comme préfèrent les appeler les adeptes de la secte du politiquement correct. C’est ici, dans une guest-house minable, qui n’existait certainement plus depuis longtemps lors du tournage du film, que démarre le parcours initiatique du jeune bellâtre en quête d’une liberté qui ne sera finalement rien d’autre que sa prison. « Où peut-on souhaiter d'aller en hiver ? Je vais au-devant du printemps, je vais au-devant du soleil… Il flamboie à mes yeux dans les brumes colorées de l’Orient », écrivait jadis Gérard de Nerval dans un XIXème siècle empreint d’orientophilie. Qu’importe l’époque, la route vers ces pays où naît la lumière a de tout temps attiré l’Occidental, comme le néon dans la nuit attire l’insecte. Or, seuls les plus téméraires tentaient l’aventure. Puis les voyages du poète Nerval, de l’aventurier Garnier ou du journaliste Londres, ont ouvert la voie aux premiers routards sur la route des paradis artificiels indiens. Le tsunami de liberté dont 1968 sera l’apogée est passé et le routard a quitté la route pour prendre l’avion. Il est devenu plus nombreux ; il est allé plus loin mais moins seul, se transformant en troupeau. Et ce qui était alors une quête personnelle sur les sentiers de la découverte est devenu une errance commune. Pour celui que la nature humaine passionne, il devrait se rendre, par curiosité, à Khao San afin de visiter les lieux comme d’autres visitent les musées. Là, dans d’identiques bars, d’analogues écrans plats diffusent le même film américain au fond d’une terrasse donnant sur la plus célèbre des rues, surpeuplée d’individus similaires. La mode depuis les années 1970 est aux cheveux tressés, aux dreadlocks, ou aux tresses de couleurs. Les trottoirs étant encombrés de marchands, les échoppes ont envahi la rue. Sur un bout de bitume, des jeunes filles s’acharnent ainsi sur les tignasses de ces jeunes gens, lesquels patientent tranquillement sur des chaises en plastique. Ainsi recouvert de son nouveau chef, il ne restera plus au routard qu’à aller se faire percer le nez, le sourcil, la langue ou le téton à la boutique d’à côté tout en consultant le catalogue haut en couleurs des derniers tatouages tantriques à la mode à se faire appliquer sur le biceps, le bas du dos, la cheville ou partout ailleurs où il reste de la place. La panoplie est complète. La même tribu Il lui faut enfin quitter ce nid et partir « à l’aventure ». Pour cela, il dispose de nombreuses agences de voyages lui permettant de préparer la même expédition vers l’éternelle destination touristique, la même île, les mêmes temples, et surtout les autres quartiers à routards. Et entre deux films sur HBO, il passe donc des heures dans des cafés Internet afin de mettre à jour son blog, racontant à des futurs ou anciens copains routards restés chez eux d’identiques vacances dans « ces merveilleuses contrées tellement sauvages où les habitants sont des gens gentils et souriants »… Voici venir les routards d’un point à l’autre de la planète, rassemblés sur un bord de mer tropicale, buvant avec les leurs sous la voûte étoilée. À la pleine lune, dans une musique techno, le museau dans un seau de Vodka-Red Bull glacé, ou la paille dans un milk-shake aux champignons hallucinogènes. À Poipet, à la frontière du Cambodge, on le parque, on le regroupe, on lui fait son visa, on lui demande d’attendre. Ici et pas là. Pour éviter qu’une de ces brebis ne s’égare, on lui colle un petit papier de couleur sur le poitrail. Rouge, jaune ou vert, le routard sait à quelle tribu il appartient désormais dans ce cérémonial de transhumance. Marchandise des temps modernes, le voyageur sac à dos est acheté dans une agence de Bangkok par des professionnels qui ont fait de ces voyageurs leur fonds de commerce. Ces bergers des temps modernes vont alors prendre en charge les routards ; leur proposant tout toujours très cheap à choisir dans des catalogues. Ils les regroupent en meutes dociles, les parquent, les entassent eux et leurs sacs, s’occupent des formalités douanières et les mènent enfin à destination. Ils revendent ainsi le troupeau à un autre professionnel, un patron de guest-house de Siem Reap ou d’ailleurs. Et ainsi de suite, au fil des mois, chaque loup mange sa part de routard… Le routard pourrait effectuer seul le même trajet, en prenant un bus à la gare de Mochit, en faisant tamponner son visa lui-même, en montant dans un taxi ou un bus une fois la frontière franchie. Peu le font. Peu sortent du cheptel. Et pourtant, ils se croient rebelles à la découverte du vaste monde. Il y a vingt ou trente ans, le routard était encore un signe, un indice du degré de développement de certains pays. Il marquait, par son déguisement, sa coiffure et son attitude, le refus d’un ordre établi dans une société rigide. Son voyage était davantage un parcours initiatique qui le menait à la découverte de sa vraie lumière ; une route qu’il défrichait symboliquement à l’encontre des idées reçues. Toujours vers l’Est, vers les pays où se lève le soleil, il affirmait ainsi son véritable refus du conformisme. Puis il rentrait chez lui, fort de l’expérience acquise. Ce sont les routards d’hier qui dirigent les multinationales d’aujourd’hui. Jacques Séguéla, le maître de la publicité des années 1980, celui par qui Mitterrand fut en partie élu, parcourut le monde en 1968 au volant d’une 2cv décapotable avant de « se ranger ». Et d’inventer un monde de publicité qui a su faire vendre à des millions de personnes qui n’en avaient pas les moyens des produits dont ils n’avaient pas besoin. À l’image du Petit Prince de Saint-Exupéry, le voyageur d’hier parcourait le monde à la recherche de quelque chose qu’il trouvait finalement à son retour chez lui… Sans ce parcours, cette initiation par la route, il n’aurait jamais véritablement saisi toute l’importance de « sa fleur » et de son chez soi, fut-il une minuscule planète. La fuite permet de comprendre l’essentiel. Au Viêt-Nam, en 1990, puis au Cambodge trois ans plus tard, c’est le routard qui, le premier, a mis les pieds dans les sandales Ho Chi Minh et dans celles de Pol Pot. Il était alors dans cette nouvelle Indochine le nouveau visiteur des nouveaux territoires. Et vinrent les ruches... Mais, sans le savoir, ce voyageur était et est toujours semblable à une abeille. Il trimballe des poussières de civilisation sur son sac à dos. Partout où il passe, il déflore à jamais les lieux, les gens, et bouleverse l’ordre des choses. Pour assouvir les besoins des abeilles du monde, les populations d’Indochine se mirent alors à leur servir les plats qu’ils désiraient, les boissons qu’ils réclamaient et les cybercafés qu’ils attendaient. S’adaptant ainsi aux désirs du visiteur, le pays qui s’ouvrait au monde se transformait irrémédiablement et rapidement, jusqu’à devenir pareil à son voisin la Thaïlande, avec ses fast-foods et ses centres commerciaux… Partout où il pose le pied, le routard prépare le chemin au voyageur individuel puis au tourisme de masse. Car après le sac à dos vient la malle Vuiton. L’aventurier tue peu à peu l’aventure. Le sentier battu se transforme en une nationale qui deviendra enfin une quatre-voies bitumée où ne subsistera sur les bas-côtés qu’une apparence de traditionnel ; où l’authentique aura été reconstruit. Et la magie de ce pays jadis sauvage s’en sera allée… Le parcours initiatique des routards d’hier sur les chemins de Katmandou est devenu un prétexte pour les jeunes gens d’aujourd’hui, après les études et avant le monde du travail. L’initiation s’est transformée en une parenthèse entre l’innocence de l’enfance passée et la réalité des responsabilités à venir. Routard sur les chemins du monde est le dernier moment où l’on se sent libre d’oublier ses chaînes avant d’endosser le costume de l’âge adulte. Et pour cela, le routard obéit à tout un rituel de groupe auquel il ne peut échapper. Pour le plus grand bonheur des nouveaux bergers du tourisme international… ![]() |
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