En ce joli mois de mai 2011, le Pays du Sourire fête l’anniversaire des semaines particulièrement violentes de 2010 et celui de Buddhadasa Bhikkhu (1906- 1993) (prononcé pout.ta.tâte pik.kou), le 27 mai. L’année dernière, juste après les événements sanglants, j’ai trouvé sur la toile ou dans les courriels des traductions du texte que Buddhadasa Bhikkhu écrivit en 1988 et que j'ai intitulé ici « Les autres... et nous » (1).
J’ignore les liens que les internautes voyaient entre ce texte et la situation demai 2010. Je voudrais exprimer ici ceux que j’y trouve. Le premier, c’est qu'il fut écrit à une époque où la Thaïlande sortait d'une période où elle avait été pareillement partagée en deux, entre ceux qui voyaient dans le communisme un avenir radieux et ceux qui y voyaient une catastrophe. Le second lien, c'est que la polarisation sociale du combat pour la justice – condition sine qua non de lamise en place de la société idéale promise par le communisme – vient d'être récemment réactivée grâce au bricolage idéologique des penseurs des Chemises rouges afin d'étayer bizarrement le retour au pouvoir du grand capitaliste Thaksin Shinawatra.
Ce dernier est devenumagiquement, par la grâce d'un coup d'État, le chevalier démocratiquement blanc de la lutte contre les élites funestes de Bangkok qui lui ont préalablement permis d'accéder au pouvoir politique induit par l'argent. Cette tactique bien connue de l'entrisme a été opérée par d'anciens ou permanentsmarxisants et communisants dont certains, bien avant demiliter politiquement dans le réseau de Thaksin, avaient été aussi, à unmoment de leur itinéraire pré-politique, influencés, justement, par... Buddhadasa Bhikkhu.
De là à affirmer que Buddhadasa a été un inspirateurmarxisant oumarxiste il n'y a qu'un pas qu'un professeur d’université français a récemment un peu trop facilement franchi sur une radio nationale(2) tandis que la plupart des apologètes de Buddhadasa en font un chantre du socialisme, comme si ce terme avait un sens précis et univoque. Je voudrais ici remettre brièvement en perspective la position de Buddhadasa en confrontant son texte aux deux générateurs complémentaires de fractures sociales par rapport auxquels il se situait, le communisme d'une part et le manichéisme de l'autre.
Bouddhisme et communisme
Par rapport au communisme, Buddhadasa Bhikkhu avait eu effectivement une position qui avait indisposé beaucoup de monde : les bouddhistes, les nationalistes, les Américains et les militaires. Les bouddhistes purs et durs voyaient en lui un poison dormant du communisme. En effet, son insistance sur la vie présente aux dépens des vies antérieures et futures, sa critique historiciste des Écritures, son affection pour le terme « socialisme », tout cela suffisait à quelques-uns pour en faire un «matérialiste » qui, sous l'habit jaune, préparait perfidement les esprits à l'éradication du bouddhisme par les communistes. Ces derniers, d'ailleurs, en étaient tellement persuadés qu'ils allèrent le trouver pour conclure un accord (3).
Buddhadasa énervait aussi les bouddhistes ordinaires parce qu'il dédramatisait le matérialisme des communistes en dramatisant le matérialisme implicite d'un bouddhisme qui promettait la renaissance dans des palais célestes en échange de constructions inutiles dans les monastères: « Craignant le matérialisme extrême des communistes, les bouddhistes en ont peur. Et celui des bouddhistes donc ! Pourquoi ne font-ils pas attention à notre enseignement selon lequel ce microbe [du matérialisme] peut naître de lui-même ? (4) »
Buddhadasa éveillait également les soupçons des nationalistes en soutenant que les communistes auraient d'autant moins de mal à détruire la « nation » que celle-ci était déjà pourrie de l'intérieur par l'immoralité politique de ses dirigeants corrompus : « [...] la disparition de la Nation déjà réalisée sur le plan de la pensée et de la culture amènera sous peu et en même temps la disparition de la Nation sur les plans charnel, territorial et matériel » (5).
Buddhadasa déçut aussi les Américains, inspirateurs et bailleurs de fonds de la guerre contre le communisme, lorsqu'ils vinrent lui proposer une assistance financière en échange d'un engagement explicite contre le communisme et qu'il leur répondit qu'il ne faisait déjà que ça – lutter contre le communisme – en prêchant contre les passions ! (6)
Il aggrava son cas en ironisant sur un vice-président des États- Unis qui avait justifié les bombardements du Viêt-Nam du Nord communiste au nom de la morale : « Voilà ce qu'est la morale ! Quant aux milliers et aux dizaines de milliers de morts, on doit les ignorer. La rectitude morale, c'est d'obliger le Viêt-Nam du Nord à se soumettre. [...] Ils créent l'erreur et le droit selon ce qu'ils obtiennent ou perdent. C'est ce dont ils ont besoin qui est le droit, le bien, le méritoire. » (7)
Son argument moral à lui, d'ailleurs, était effectivement à double tranchant : après " Pourquoi deviennentils terroristes ? Parce qu'ils ignorent absolument la morale », il enchaînait: « Et pourquoi n'arrivet- on pas à supprimer les terroristes ? Parce que ceux qui les suppriment n'ont aucune morale ou en ont peu, ou parce qu'ils ne les suppriment pas selon une voie morale. » (8) Implicitement visés dans l’affirmation précédente, les militaires et les policiers n’avaient aucune raison de se rassurer, eux qui risquaient leur vie, en l’entendant affirmer que le communisme ne serait qu’une simple ride de l’Histoire : « On m’a accusé d’avoir dit que, si le communisme s’instaurait [ici], le bouddhisme pourrait continuer. C’est vrai, et je le confirme. Solide et résistant à tous les dangers, le bouddhisme n’est pas quelque chose de fragile ou de cassant comme du verre, du verre mince, ou une coquille d’oeuf, qui se brisent au moindre choc. Le bouddhisme est durable parce qu’il est la loi de la nature ; il lui correspond ; il en a la rectitude permanente. Que dix communismes viennent, et ils s’anéantiront d’eux-mêmes comme des vagues sur la grève. » (9)
Il se distinguait ainsi de son confrère, Kittivuddho Bhikkhu [kit.ti.wou.tô pik.kou], qui avait rassuré les militaires et les Américains en affirmant que « Tuer les communistes n’est pas déméritoire » – position scandaleuse, du reste, uniquement pour ceux qui ne connaissent pas l’histoire du bouddhisme(10). Cette vague communiste mourante, je ne résiste pas à la rapprocher de la métaphore du marxisme comme « horizon philosophique indépassable de notre temps » imaginée par la fine fleur de la pensée française(11).
Certes, me dira-t-on, « communisme » et «marxisme », ce n’est pas la même chose. N’empêche qu’entre l’image d’une vague qui se brise sur l’Histoire même qu’elle prétend construire à coup d’orgasmes populaires et l’horizon prétendument indépassable du salon d’un petit-bourgeois parisien, il y a matière à penser avant de décider de mourir pour certaines idées, surtout quand on voit aujourd’hui Poutine participer dévotement à des offices orthodoxes ou les successeurs de Mao offrir à la Thaïlande la traduction en thaï du Canon bouddhique Mahâyâna.
Bouddhisme et manichéisme
Le communisme avait besoin de lunettes manichéennes qui font voir le monde en noir et blanc parce qu'il avait besoin de démons pour animer ses dieux et sa lutte des classes.
Le regard du Bouddha, lui, voit trois passions à l'oeuvre partout : l'avidité ou la volonté de posséder, l'aversion ou la volonté de détruire, et l'égarement ou la déraison qui empêche de prendre les décisions sensées. Regard spirituel et donc irréel ? Regardons dans le rétroviseur les dix années de la Thaïlande qui ont culminé dans la violence de 2010. L'avidité, l'aversion et l'égarement n'ont-elles pas ponctué la plupart des décisions publiques ? Admirons la magnifique gestion de l'économie et de la finance mondiales des dernières décennies, ou celle des budgets gouvernementaux de la plupart des pays « avancés », sans oublier les conflits armés anciens ou récents.
Est-ce qu'un peu moins d'avidité, d'aversion ou d'égarement par-ci par-là aurait nui à l'Histoire et aux peuples ? Le problème, pour un bouddhiste, c'est non seulement que le Bouddha ne dirige rien, mais qu'en plus il a quitté pour de bon le palais royal d'où il aurait pu justement diriger, commander – bref : agir. En partant, d'ailleurs, il s'écria: « Vous me les cassez ! » (12) Ce n'est donc pas pour rien qu'un certain nombre d'écoles bouddhistes mettent le « non-agir » en tête de leur programme. Et c'est en revanche tout à fait curieux que d'autres fassent de la politique ou de la justice sociale le principal souci du Bouddha grâce à un saut anachronique et fort périlleux de 2 500 ans.
Quoi qu'il en soit, sur le plancher des vaches, il faut bien agir, et agir c'est choisir. Car « Toute action est manichéenne » (13) ,écrivait André Malraux. Elle oblige les partis, les clans et les Chemises à choisir à la va-vite entre des quartiers de vérité non dégrossis dont ils se réservent le gras tout en vendant le maigre aux élections, ces grands marchés nationaux de prostitution plus ou moins démocratiques. Car, en politique, anges et démons s'acoquinent puis se sodomisent à plein écran pour un bout d'aile : la demande d'élections à rejouer qui motivait officiellement les Chemises rouges dans leurs combats de rues en 2009 et en 2010 n'était-elle pas justement due, formellement, à un petit basculement d'aile – non de poulet mais politique, celle de Newin Chidchop – petit basculement pour lequel plus de 90 personnes finirent par mourir en mai 2010, au nom de la démocratie formelle ? Ce n'est pas cette petite péripétie qui va persuader le Bouddha qu'il avait tort de placer l'avidité, l'aversion et l'égarement à la manivelle des tourbillons du monde. Mais ce n'est pas non plus son diagnostic qui va dicter à un Premier ministre ce qu'il doit pratiquement faire quand des milliers de convaincus conquérants et concurrents occupent un aéroport ou un quartier d'affaires.
Va-t-il demander aux bonzes de lui servir d'oracles ? Le résultat serait encore plus coloré que celui des Chemises. L'osmose qui existe ici de fait entre l'état de bonze et l'état de laïc permet d'expliquer sociologiquement que les bonzes prennent parfois les émotions des laïcs jaunes ou rouges pour les leurs propres. En théorie, par profession, les bonzes sont pourtant censés apprendre à garder immobile et serein cet esprit que le Bouddha comparait à un singe toujours agité. C'est même pour chercher un moyen radical de calmer cet esprit-singe que le futur Bouddha quitta le palais d'où il aurait pu changer la société. Aujourd'hui encore, dans la pénombre de chaque pagode, ne sourit-il pas toujours du divertissement insensé dont se motivait officiellement les Chemises rouges dans leurs combats de rues en 2009 et en 2010 n'était-elle pas justement due, formellement, à un petit basculement d'aile – non de poulet mais politique, celle de Newin Chidchop – petit basculement pour lequel plus de 90 personnes finirent par mourir en mai 2010, au nom de la démocratie formelle ?
Ce n'est pas cette petite péripétie qui va persuader le Bouddha qu'il avait tort de placer l'avidité, l'aversion et l'égarement à la manivelle des tourbillons du monde. Mais ce n'est pas non plus son diagnostic qui va dicter à un Premier ministre ce qu'il doit pratiquement faire quand des milliers de convaincus conquérants et concurrents occupent un aéroport ou un quartier d'affaires. Va-t-il demander aux bonzes de lui servir d'oracles ? Le résultat serait encore plus coloré que celui des Chemises. L'osmose qui existe ici de fait entre l'état de bonze et l'état de laïc permet d'expliquer sociologiquement que les bonzes prennent parfois les émotions des laïcs jaunes ou rouges pour les leurs propres.
En théorie, par profession, les bonzes sont pourtant censés apprendre à garder immobile et serein cet esprit que le Bouddha comparait à un singe toujours agité. C'est même pour chercher un moyen radical de calmer cet esprit-singe que le futur Bouddha quitta le palais d'où il aurait pu changer la société. Aujourd'hui encore, dans la pénombre de chaque pagode, ne sourit-il pas toujours du divertissement insensé dont se distraient les hommes de l'autre côté des murs ? Loin d'être le message d'un « ange » de droite ou de gauche comme certains l'ont voulu et le veulent encore, le texte de Buddhadasa sort des catégories manichéennes de l'entendement commun et des prêches attendus sur les devoirs politiquement corrects. Il reconnaît à tous le droit d'être ce qu'ils sont et il les prend tels qu'ils sont, mus de fait par les trois passions radicales. Mieux, s'y incluant lui-même, Buddhadasa nous invite à nous reconnaître dans cette bande d'anges qui font la bête et de bêtes qui font l'ange. Il ne nous dit pas comment faire, mais simplement qu'il faut faire avec les autres, car le diable n'est pas seulement chez les autres, il est aussi en nous. Est-ce ainsi qu'on change le monde ? C'est ainsi que les hommes vivent..
Louis Gabaude
(1) Le texte est ainsi daté : « Suan Mokkh, 22 mai 1988 ».
(2) Cf. l’émission de France-Culture sur le bouddhisme engagé :
www.couleurmonde.com/spip.php?article385&date=2008-09.
(3) Louis Gabaude, « Une herméneutique bouddhique
contemporaine de Thaïlande : Buddhadasa Bhikkhu », Paris, École
française d'Extrême-Orient, 1988, p. 437
(4) Ibid., p. 425 ; (5) Ibid., p. 75 ; (6) Ibid p. 439
(7) Ibid., p. 76 ; (8) Ibid., p. 75, n. 65 (9) ; Ibid., p. 427
(10) Bernard Faure, Le Bouddhisme, Paris, 2004, pp. 95-98
(11) Jean-Paul Sartre, Question de méthode, Paris, 1957
(12) Traduction personnelle
(13) André Malraux, L'Espoir (1937)