Une chronique du conflit birman par François Guilbert
Aux vues de la situation humanitaire dans l’État Rakhine, un couloir d’aide reliant le Bangladesh à la Birmanie serait pour le moins le bienvenu. Lors de son déplacement à Dacca en mars 2025, le secrétaire général de l’ONU, Antonio Guterres, s’en est ouvert à ses interlocuteurs gouvernementaux. L’accueil d’un corridor humanitaire a été plutôt bienveillant. Pour autant, l’opération appelée à venir urgemment au secours de deux millions de personnes menacées de famine est très sérieusement compromise.
Les partis politiques bangladais s’opposent à la mise sur pied d’un cordon de secours
Du Parti nationaliste du Bangladesh (BNP) de la Begum Khaleda Zia à la sphère islamiste du Jamaat-e-Islami, on s’interroge sur qui va financer l’effort humanitaire alors que les Nations unies n’arrivent même pas à financer leurs programmes. Plus significatif encore, on dénie au gouvernement du docteur Muhammad Yunus la légitimité d’engager la nation dans une aventure jugée périlleuse. Certes, la posture d’hostilité vise d’abord à pousser les autorités, installées en juillet 2024 après le renversement par la rue du gouvernement de Sheikh Hasina, à organiser de nouvelles élections générales mais les préoccupations des états-majors partisans vont bien au-delà.
Dans la classe politique bangladaise, comme chez nombre d’intellectuels, on se demande si l’instauration d’un corridor humanitaire ne va pas être un chemin de fuite pour des dizaines de milliers de Birmans. En 2024, 70 000 personnes ont franchi la frontière et 10 000 autres ont été refoulées suite aux combats dans l’État Rakhine entre les soldats de l’Armée de l’Arakan (AA) et ceux de la junte installée à Nay Pyi Taw. Depuis le début de l’année 2025, le flux de réfugiés ne s’est pas tari. D’ici la fin de l’année, 50 000 Rohingyas seraient susceptibles de venir s’ajouter au million d’habitants déjà accueillis au Bangladesh. Autrement dit, contrairement aux espoirs affichés par le Dr Yunus et ses proches, l’instauration d’un corridor humanitaire ne contribuera probablement pas à stabiliser la situation dans l’État Rakhine voire à un début de retour volontaire et durable d’un grand nombre de Rohingyas, ce qui demeure l’objectif inchangé de Dacca.
Au contraire, les adversaires de l’entreprise d’aide en territoire birman s’inquiètent d’une opération qui nécessite de composer avec l’acteur non étatique AA qui contrôle l’essentiel de l’État Rakhine, et de faire fi des relations avec un gouvernement reconnu « de fait » à Nay Pyi Taw. Chez ces détracteurs, on est convaincu que l’armée de l’air du général putschiste Min Aung Hlaing bombardera les convois humanitaires et les populations civiles secourues. Comme pour donner crédit à ce scénario, la Tatmadaw multiplie depuis peu les survols et les opérations d’attaques air-sol du township de Maungdaw, au nord de l’État Rakhine. Dès lors, les Nations unies n’étant pas à même de garantir des « safe zones » en territoire birman et d’obtenir un cessez-le-feu réel et durable de la junte, toute tentative d’établir un corridor humanitaire serait non seulement vaine mais susceptible de victimiser plus encore les Rohingyas voire d’entraîner le Bangladesh dans un conflit direct avec le Conseil de l’administration de l’État (SAC) des généraux birmans.
Cette perspective belligène, même si elle peut être considérée comme surjouée par les oppositions au Dr Yunus, est débattue comme une atteinte à la souveraineté de la nation. Elle est jugée avec d’autant plus de sévérité que le projet de corridor n’a pas fait l’objet d’un débat national préalable aux discussions avec l’ONU. Mais derrière des critiques sur le mode d’engagement « non démocratique » de l’État bangladais dans une opération humanitaire d’ampleur, ses adversaires accusent le Dr Yunus de servir des intérêts stratégiques étrangers. Il est soupçonné de vouloir couvrir une intervention occidentale visant à contrer le développement de l’influence de la Chine en Birmanie.
Selon ses détracteurs, le corridor humanitaire aurait, avant tout, des finalités militaires
Dans la presse bangladaise et indienne, les commentaires sévères sur les visées politico-militaires du corridor humanitaire font florès. Les États-Unis et les Occidentaux sont vilipendés pour vouloir instrumentaliser le Bangladesh et son appareil de sécurité à des fins de luttes antichinoises. L’État Rakhine et son port de Kyaukphyu étant d’intérêt stratégique pour que la Chine ait accès au golfe du Bengale et à l’océan Indien, ses adversaires systémiques auraient fait le choix de s’appuyer sur l’AA pour repousser autant que possible l’influence de la République populaire, en lui apportant soutiens politiques, humanitaires et armements. Selon eux, les Américains souhaiteraient, en outre, s’installer militairement dans un port de la baie du Bengale. Une politique susceptible de mettre à mal les relations du Bangladesh avec la Chine mais également avec l’Inde.
Par ailleurs, l’ONU étant jugée comme perméable aux pressions européennes et nord-américaines et, plus encore, incapable d’assurer une supervision fine de ce qui est susceptible d’être acheminé en Birmanie, l’affichage d’un dessein humanitaire ne serait que pure façade. Cette perspective complotiste mettant en scène un État bangladais s’engageant inexorablement dans une guerre par procuration contre la Chine dans l’État Rakhine n’a de cesse de prendre de l’ampleur. La fake news est toutefois difficile à contrer. Les populations de l’État Rakhine dans le besoin sont très largement invisibilisées et escamotées des débats. Le plus souvent, elles n’émergent que « statistiquement » ; la dimension humaine du drame en cours échappe. Dès lors, les dimensions sécuritaires et géopolitiques priment sur tout. Leur traitement semble d’autant plus problématique que les gardes-frontières bangladais (BGB) se montrent incapables au quotidien de faire face, notamment aux opérations de contrebande, de trafics humains et de stupéfiants. Cette accumulation de défis conduit le commandement de l’armée de Dacca à s’en mêler désormais publiquement.
Le corridor humanitaire vers la Birmanie est devenu un sujet de vives controverses entre le gouvernement de transition et le chef de l’armée bangladaise
Le chef d’état-major, le général Waker-Uz-Zaman, en fonction depuis le 23 juin 2024, ne cache plus son hostilité au projet. Ses prises de position parfois tonitruantes (« no bloody corridor business ») amènent le gouvernement intérimaire à faire marche arrière. Le projet ne relèverait que de discussions préliminaires avec les Nations unies. Aucune décision n’aurait été jusqu’ici officiellement arrêtée. Dans son message à la Nation à la veille de l’Aïd el-Kebir, le Dr Yunus a été plus loin encore en précisant qu’aucun accord n’a été donné. Affirmer le contraire serait même un « mensonge absolu », colporté par des acteurs politiques mal intentionnés.
Se voulant toujours plus offensif, le prix Nobel de la paix 2006 rappelle, à qui veut bien l’entendre, qu’il a réussi à remettre à l’agenda international la question rohingya. Faisant suite à sa proposition, une conférence internationale se tiendra aux Nations unies à New York le 30 septembre. Il fait valoir également qu’il a obtenu de Nay Pyi Taw, le 4 avril, l’engagement que 176 198 réfugiés soient éligibles au rapatriement. Un chiffre énoncé par Dacca mais qui n’a jamais été évoqué et a fortiori confirmé publiquement par le SAC. C’est dire la disponibilité de la junte à conduire la politique de retour des Rohingyas !
François Guilbert
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