Une tribune de Sam Rainsy, chef de l’opposition cambodgienne en exil
À travers l’Asie du Sud-Est, la résurgence des dynasties politiques jette une ombre grandissante sur la gouvernance démocratique. En Thaïlande comme au Cambodge, le pouvoir ne se transmet plus par des processus méritocratiques ou des institutions compétitives, mais s’hérite au sein de familles dirigeantes omniprésentes. La famille Shinawatra en Thaïlande et la famille Hun au Cambodge se sont chacune installées durablement au sommet de l’État, reléguant au second plan l’expérience, la maturité et les qualités de leadership au profit de la filiation et de la loyauté familiale. Cette concentration du pouvoir soulève de graves inquiétudes éthiques et institutionnelles — non seulement pour la stabilité interne de ces pays, mais aussi pour les relations bilatérales fragiles qui les unissent.
Dynasties et affaiblissement de la gouvernance démocratique
En Thaïlande, la Première ministre Paetongtarn Shinawatra, fille de l’ancien Premier ministre Thaksin Shinawatra, est aujourd’hui au cœur d’une tempête politique. Une demande formelle de destitution a été déposée par le président du Sénat, Mongkol Surasajja, à la suite d’un enregistrement audio ayant fuité, dans lequel Paetongtarn échange avec Hun Sen, président du Sénat cambodgien et ancien Premier ministre. Dans cet enregistrement, elle tient des propos dévalorisants envers l’armée thaïlandaise et laisse entendre un alignement avec des influences étrangères — ce qui lui vaut des accusations de trahison, de manquement à la sécurité nationale et de violations constitutionnelles.
Pour ses détracteurs, l’ascension de Paetongtarn n’est pas fondée sur ses compétences, mais bien sur son nom, emblème d’une dynastie politique controversée. De nombreux sénateurs et membres de la commission de la Défense jugent qu’elle manque de maturité et de capacité de décision pour diriger une nation aussi divisée. Son mandat est perçu comme caractérisé par l’instabilité intérieure et une forme de soumission à des intérêts étrangers.
Au Cambodge, un scénario similaire se déploie. Après près de quarante ans au pouvoir, Hun Sen a transféré en 2023 les rênes du gouvernement à son fils, Hun Manet. Comme Paetongtarn, ce dernier a été propulsé au poste de Premier ministre sans aucune expérience préalable au sein du gouvernement. Aujourd’hui, Hun Manet ne fait que singer le style politique de son père — souvent de manière maladroite — tandis que le véritable pouvoir reste entre les mains de Hun Sen, qui continue de dominer la scène politique cambodgienne en tant que président du Sénat et chef du très autoritaire Parti du peuple cambodgien, au pouvoir depuis 1979.
Liens croisés et conflits d’intérêts entre familles au pouvoir
Pour aggraver la situation, les familles Shinawatra et Hun entretiennent depuis plus de vingt ans des liens dépassant largement la simple courtoisie diplomatique. L’ancien Premier ministre cambodgien Hun Sen aurait noué des relations d’affaires avec Thaksin Shinawatra et a joué un rôle clé dans la fuite de la sœur de ce dernier, Yingluck Shinawatra — également ancienne Première ministre thaïlandaise, renversée par l’armée — en l’aidant à échapper illégalement aux autorités thaïlandaises en 2017 pour éviter des poursuites judiciaires. Hun Sen lui a accordé un passeport cambodgien, lui permettant de se réfugier dans un pays tiers.
De telles « dettes personnelles » entre familles au pouvoir posent de graves questions en matière de conflits d’intérêts, surtout lorsque les deux clans détiennent simultanément les rênes de l’État dans leur pays respectif. Ces engagements privés brouillent les lignes entre diplomatie, loyauté personnelle et responsabilité étatique. Les risques liés à ces alliances opaques deviennent particulièrement aigus lorsque les tensions bilatérales dégénèrent en confrontation ouverte — comme c’est actuellement le cas entre la Thaïlande et le Cambodge.
Dans un contexte de crise ou de conflit, ces liens personnels peuvent compromettre les intérêts nationaux et miner la confiance du public, fragilisant ainsi la souveraineté nationale et les institutions.
Leadership affaibli et institutions vidées de leur sens
L’ascension de Paetongtarn Shinawatra et de Hun Manet illustre une tendance régionale plus large : l’institutionnalisation de dynasties politiques qui contournent les principes fondamentaux de la méritocratie, essentiels à une gouvernance efficace. Dans ces deux pays, la frontière entre service public et intérêts privés s’est dangereusement estompée.
Lorsque le leadership est hérité plutôt que mérité, la gouvernance devient symbolique et erratique, tandis que le pouvoir réel reste entre les mains de figures patriarcales s’éloignant de plus en plus de leur ancienne base populaire. Cela affaiblit l’obligation de rendre des comptes, étouffe toute perspective de réforme et engendre une instabilité institutionnelle durable. Au Cambodge, Hun Sen reste le véritable centre du pouvoir ; en Thaïlande, l’ombre de Thaksin Shinawatra plane toujours sur le gouvernement de sa fille.
La procédure actuelle de destitution de Paetongtarn ne doit pas être perçue comme un simple événement politique ou judiciaire : elle reflète une crise de gouvernance beaucoup plus profonde, où les institutions deviennent les instruments de la survie dynastique plutôt que les piliers de la démocratie. De même, le gouvernement de Hun Manet, éclipsé par la présence omniprésente de son père, ne semble offrir aucune perspective réelle de renouvellement ou d’indépendance politique.
Redonner de la crédibilité aux institutions thaïlandaises et cambodgiennes exigera bien plus qu’un remaniement ministériel ou un changement de nom à la tête de l’État. Cela nécessitera un retour aux principes démocratiques fondamentaux : la compétence avant la filiation, la transparence plutôt que le secret, et l’intérêt public au-dessus des loyautés filiales et privées.
Sam Rainsy
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