
Garder en mémoire le combat d’Aung San Suu Kyi, une chronique de François Guilbert
L’écrivaine Wendy Law-Yone est du même âge que Daw Aung San Suu Kyi. Née en avril 1947 à Mandalay puis éduquée à Rangoun, elle a fui la Birmanie du général Ne Win en 1967 pour poursuivre son rêve de formation littéraire aux États-Unis. Cela lui a valu quelques temps de prison pour avoir tenté de quitter le pays illégalement. Ce passé carcéral, un attachement viscéral à son pays d’origine, un conjoint étranger, de longues années passées au loin et un père entré dans l’Histoire pour avoir été le fondateur d’un titre emblématique de la presse nationale (The Nation) ont donné à l’autrice un parcours de vie présentant de nombreuses similitudes avec celui de la fille du héros de l’indépendance Aung San. Pour autant, les deux femmes ne se connaissent pas vraiment.
Elles se sont simplement croisées lors d’un salon littéraire organisé en 2014 à Mandalay par le journal Irrawaddy. Cependant, Wendy Law-Yone ne cache pas son admiration pour la prix Nobel de la Paix 1991 et a souhaité la faire mieux connaître à travers un récit compact rédigé après le putsch des généraux en 2021.
Une première rencontre qui s’est apparentée à une expérience quasi-religieuse
La narratrice américaine, qui réside à Londres et dans le sud de la France, dénomme affectueusement la cheffe du gouvernement renversée « Amay Suu », comme bien des Birmans et Birmanes. Mère Suu est dépeinte dans ce court essai de manière sororale, historique et intimiste. Elle y est peu jugée pour ses actes mais surtout valorisée pour sa démarche philosophique.
On la voit évoluer dans son environnement familial mais aussi politique, offrant à la narratrice l’occasion de rendre hommage à certains de ses proches aujourd’hui disparus : d’un côté son époux décédé en 1999 d’un cancer de la prostate, de l’autre plusieurs compagnons de route de la Ligue nationale pour la démocratie (ex. U Win Tin (1930-2014)), parmi lesquels figurent plusieurs ex-officiers de l’armée (cf. général Tin Oo (1927–2024), colonel Kyi Maung (1920–2004)). Car si l’admiratrice de la littérature anglophone (J. Austen, C. Dickens) et dépourvue de référence romancière birmanophone présente ou passée est décrite comme une femme cultivée durablement persécutée par les chefs de la Tatmadaw, elle est également demeurée très respectueuse de l’institution militaire, dont le père a été l’un des fondateurs et premiers généraux.
À vrai dire, la Conseillère d’État est présentée ici dans toute sa birmanité. En s’appuyant notamment sur les entretiens donnés en 1995 au moine bouddhiste américain Alan Clements, l’autrice revient sur la centralité des questions de lignage dans la haute société du pays, l’omniprésence du père absent depuis la tendre enfance et la culture mentale (vipassana) que la Rangounaise du 54, avenue de l’Université, s’est forgée au fil des décennies. À ce titre, les pages consacrées au statut ou non de martyr (ajani) de La Dame sont parmi les plus instructives. Les soldats qui entourent le général Min Aung Hlaing devraient lire ces pages pour ne pas se tromper une fois encore sur la personnalité qui fait résolument face à eux depuis 37 ans.
Une femme dont la moitié de la vie politique s’est déroulée en détention
Suu Kyi n’a jamais seulement aspiré à (re)trouver, pour elle et pour son peuple, une liberté physique, mais une liberté totale. Cette détermination sans faille, elle la paye affectivement et physiquement, mais elle l’exprime sans dramaturgie, avec pudeur et sans appel à la vengeance ou à la violence. C’est sa force et un élément majeur de la rémanence de son attractivité (inter)nationale. La junte au pouvoir depuis près de cinq années le sait. C’est pourquoi on peut douter que son ennemi structurant retrouve rapidement une liberté d’expression et de mouvement, même limitée.
Après les élections de décembre 2025 – janvier 2026, il est en effet peu probable que les généraux putschistes fassent preuve de « mansuétude », tout au moins comme ils l’ont fait quelques jours après le scrutin de novembre 2010. En revenant sur cet élargissement et les mois qui ont suivi, Wendy Law-Yone détaille pas à pas une marche inexorable vers le pouvoir que la Commission d’État pour la sécurité et la paix (SSPC) ne veut en aucune manière voir se renouveler. Elle dépeint également une ascension politique où le programme de gouvernement à venir n’a guère été pensé dans le détail.
En ne voulant jamais prédire l’avenir, Daw Aung San Suu Kyi s’est mise en danger et a mis le pays avec elle. En se consacrant à une révolution « spiritualisée », la cheffe du gouvernement civil a certainement sous-estimé les adversités politiques et institutionnelles, notamment celles venues de la Tatmadaw. Pour autant, elle ne s’est jamais vue en Bodhisattva au féminin mais en une femme « ordinaire » accomplissant simplement ses devoirs, y compris de piété. Cette simplicité politique, les généraux et leurs relais n’ont pas cessé de vouloir la salir, judiciairement mais également lexicalement, en parlant de Mme Aris, de la Grand-mère de l’Ouest (Anauk Medawgyi), une gouvernante distante, froide, impératrice et voulant instaurer une « dictature démocratique ». Un combat narratif engagé de longue date et se poursuivant jusqu’à aujourd’hui, y compris au travers de nombreuses références religieuses, cultuelles voire surnaturelles, comme le rappelle, exemples à l’appui, Wendy Law-Yone.
Wendy Law-Yone : Aung San Suu Kyi : Politician, Prisoner, Parent, TLS, Londres, 2023, 72 p., 12 €
François Guilbert








