Une chronique culinaire et sociétale de François Guilbert
Nous les manions tous les jours mais nous ne savons généralement rien de l’histoire de nos trois principaux couverts de table (couteau, cuillère, fourchette). L’anthropologue des techniques Pascal Reigniez nous parle donc de leurs évolutions liées à celles des pratiques gastronomiques occidentales. En se référant aux recherches archéologiques les plus récentes, aux collections des musées et des bibliothèques, il évoque les révolutions de nos mises en bouche, en particulier depuis l’introduction des fourchettes fines, droites et à deux dents pour faciliter la préhension des fruits au Moyen-Age.
Il décrit avec passion la généralisation au XVIIème siècle de la courbure des fourchons et les changements de forme du manche. Il nous rappelle aussi que notre outil quotidien ne fut pas partout utilisé en France. S’il n’est entré dans la plupart des foyers hexagonaux que tardivement et s’est imposé en Occident, il n’en continue pas moins à « peiner » dans bien des pays, notamment en Asie, sauf en Thaïlande où il est un incontournable hors des chinoises au côté de la cuillère.
Cuillères et tranchants se sont d’abord imposés à nous
Pendant longtemps la plupart des repas de la population ordinaire se composait de bouillies et de soupes. Mais à partir du XVIème siècle, le cuilleron s’ovalise tandis que son manche s’allonge et s’élargit. Dessins à l’appui nous est ainsi conté une typologie des cuillères qui n’a pas cessé de se diversifier. Elle compterait aujourd’hui près d’une soixantaine de formes pour des usages bien variés. Le recours au métal a largement aidé cette diversification depuis trois cent ans.
Sur sa lancée, l’auteur s’est intéressé à l’histoire de nos couteaux depuis l’âge du fer. Avec étonnement on peut ainsi apprendre que la couleur de leur saisie a pu varier pour le roi selon le calendrier liturgique (noire pour le Carême, blanche pour Pâques, bicolore pour la Pentecôte). Plus établi peut-être dans nos esprits, l’ordonnancement social donné à la cour par l’accès aux outils de découpes (cf. écuyers et valets dits tranchants).
Si les couverts aident notamment à la convivialité, ils ont largement participé à l’évolution des mœurs. C’est l’occasion pour le chercheur associé au CNRS de décliner quelques anecdotes plus ou moins avérées, à l’instar de celle qui veut que le cardinal de Richelieu ait introduit les couteaux de table à bout rond pour que le garde des Sceaux Pierre Séguier (1588 – 1672) cesse de se curer les dents avec la pointe de son couvert devant l’assistance. Mais comme cela est bien courant en France pour imposer une nouvelle pratique, c’est par une ordonnance et sous peine d’amendes qu’ont été interdits en janvier 1668 l’usage et le port de couteaux pointus sur notre sol.
Les évolutions de nos couverts ne se sont pas seulement faites par voies politico-administratives
Les sciences, à commencer par la chimie et la métallurgie, s’en sont également mêlées. L’ingéniosité ou l’inventivité des artisans et des créateurs ont donné naissance à de nouveaux produits. De la lame pliante dite Eustache au XVIIIème, au capuchadou et navaja au XIXème dans l’Aubrac, puis de l’Opinel savoyard aux hybrides plus contemporains (cf. couteau suisse, couverts de voyage, cuichette, fourchette à ramen, georgette, sucket fork, …) les exemples abordés au fil des chapitres de cette Histoire des couverts sont nombreux. Toutefois, les inventions les plus marquantes des trois derniers siècles semblent avoir porté sur l’évolution de nos fourchettes.
Nées pourtant probablement au néolithique moyen et final dans la province chinoise du Qinghai (nord-ouest), elles ont prospéré progressivement plus à l’ouest en Mésopotamie, en Iran après la période sassanide (IIIème – VIIème siècle), au Xème siècle en Géorgie, en Grèce puis en Italie. En France, elles apparaîtront au XIVème – XVème siècle en venant s’ajouter aux assiettes venues sur les tables de François 1er. Les déplacements (inter)nationaux des gens de pouvoir, des commerçants et des voyageurs en assureront lentement la diffusion et la pratique. A partir du XVIIème, nos pics de table changent de matériaux et de forme. Ils s’allongent. Leurs manches s’élargissent. Les pointes s’émoussent. Les fourchons se courbent. Ainsi, peu à peu, les fourchettes acquièrent un statut civilisationnel. Les pâtissiers deviennent des orfèvres choyés, les ensembles de couverts des objets d’art et d’influence.
Si dans le triptyque couteau – cuillère – fourchette le 3ème ustensile est devenu le plus important, le plus « récemment » apparu n’a pas empêché l’uniformisation stylistique des pièces et une disposition associée devant les convives. P. Reigniez raconte avec forts détails ces cheminements mais sans pouvoir toujours nous éclairer sur tous les mystères du protocole de nos tables. Ainsi, on en est toujours à des conjectures pour savoir pourquoi Anglais et Français ne positionnent pas de la même manière leurs fourchettes. Les premiers tournent les pointes vers les plafonds, les seconds en touchant les nappes. A bien des égards nos couverts ont conduit à la codification de nos cérémonials et de notre étiquette. Grâce au travail de P. Reigniez vous voilà mieux armé pour expliquer la mise de votre table à des hôtes curieux et à saisir l’histoire des gestes que le mangeur occidental fait mécaniquement de repas en repas.
Pascal Reigniez : Histoire des couverts, Errance & Picard, 2024, 231 p, 20 €
François Guilbert
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