Une chronique siamoise de Philippe Bergues
Ouvrons les yeux et soyons réalistes : dans ce conflit des frontières avec le Cambodge qui n’en porte que le nom, le public thaïlandais est arrosé de nationalisme par certains médias et par des conservateurs en tout genre qui alimentent les réseaux sociaux. Le public khmer tout autant. Il ne s’agit pas d’un conflit frontalier, ni d’une affaire de souveraineté. Chacun sait que la frontière est poreuse, mal délimitée et peu peuplée. Aussi peu surveillée à certains endroits.
Des milices locales, des organisations criminelles et des factions militaires rivales se disputent le contrôle des routes de contrebande, de l’exploitation forestière illégale et des circuits de trafic d’êtres humains et autres. Du côté thaïlandais comme du côté cambodgien, cette économie transfrontalière est très lucrative, avec aussi ses foyers de centres d’appels pour des jeux d’argent ou escroqueries en ligne. Notamment de l’autre côté de Surin et de Si Saket. Le quotidien anglophone The Nation a révélé ce mardi des réseaux de pouvoir cachés impliquant des politiciens, des responsables militaires et des hommes d’affaires qui se partagent « un empire des casinos à un milliard de bahts ». Cette guerre des frontières a décidément une face occulte et transgressive.
Connaîtra-t-on un jour la vérité sur les échauffourées du 28 mai qui ont fait une victime parmi les soldats cambodgiens ?
Toujours est-il que depuis l’incident de Chong Bok, le nationalisme s’affiche sans filtre, l’objet de cette analyse sera de montrer comment le Pheu Thai et le clan Shinawatra, à la tête du gouvernement avec Paetongtarn, fille de Thaksin, sont exposés à une demande de surenchère dans la réponse à apporter. Très respectée dans le royaume, la journaliste des affaires militaires du Bangkok Post, Wassana Nanuam n’a pas hésité à écrire que selon elle, « le gouvernement dirigé par le Pheu Thai faisait preuve de trop de courtoisie avec le Cambodge ». Ces propos illustrent un état d’esprit qui touche une partie de l’opinion publique thaïlandaise dans cette rivalité avec le voisin khmer.
Pourquoi le Pheu Thai est perçu comme « faible » face au Cambodge
Alors que les liens anciens qui unissent Thaksin Shinawatra et Hun Sen pourraient être considérés comme un atout dans la résolution de ce conflit thaïlando-khmer par la voie diplomatique, ces liens sont considérés comme suspects par de nombreux acteurs, des conservateurs à certains progressistes. Paetongtarn et Hun Manet, leurs enfants, dirigent le gouvernement des deux pays et après des décennies comme Premier ministre, Hun Sen est devenu président du Sénat cambodgien. Personne n’est dupe, aussi bien Thaksin que Hun Sen sont les chefs de facto de l’exécutif national.
Lors de son exil, Thaksin est devenu conseiller de Hun Sen en 2009 et après sa sortie de l’hôpital-prison VIP de la police royale à Bangkok en 2024, Hun Sen a été le premier dirigeant étranger à venir rendre visite à Thaksin dans sa résidence bangkokienne. Dès janvier 2025, j’avais relaté dans ces colonnes de Gavroche le dernier combat de l’ancien leader des Chemises jaunes, l’ultranationaliste Sonthi Limthongkul, vent debout contre le protocole d’accord signé en 2001 entre la Thaïlande et le Cambodge sur des revendications territoriales qui se chevauchent autour de Ko Kood. Signé à l’époque par Thaksin et Hun Sen alors chefs de gouvernement. Sonthi en faisait une question d’honneur contre son meilleur ennemi Thaksin, revenu aux affaires politiques avec sa fille, sur ce qu’il considérait déjà comme un cadeau au Cambodge.
Le gouvernement dirigé par Paetongtarn avait totalement démenti une volonté d’un quelconque abandon de souveraineté dans le golfe de Thaïlande. Après l’incident frontalier du 28 mai dernier entre les deux armées, la petite musique des relations entre Thaksin et Hun Sen est revenue du côté thaïlandais. Montrant une mise en péril de l’intérêt national par la diplomatie personnelle de Thaksin et affirmant que Paetongtarn devait par tous les moyens assurer l’intégrité territoriale nationale. La propagande nationaliste thaïlandaise est devenue plus agressive quand le Cambodge a déclaré vouloir faire arbitrer le tracé des frontières mal délimitées par la Cour internationale de justice. Répondant ainsi à l’exacerbation du nationalisme khmer. On s’est donc retrouvé face à un choc des nationalismes alimenté par une propagande dont les populations sont en partie réceptrices.
Le rôle de l’armée royale thaïlandaise dans ce discours ultranationaliste
Sur le réseau X (ex-Twitter), l’armée royale thaïlandaise a publié un vers de l’hymne national comme hashtag. Ce hashtag, « la Thaïlande aime la paix, mais ne sera pas lâche en temps de guerre », a été partagé plus de 75 000 fois et liké plus de 100 000 fois. Explicite dans sa compréhension comme quoi l’armée ne se déroberait pas si conflit armé, cette campagne de communication a fait tilt dans son ciblage nationaliste. Des images des forces armées en état d’alerte dans les provinces frontalières du Cambodge ont également renforcé la fibre nationaliste de l’opinion publique.
Sauf que les hauts gradés savent que la guerre n’aura pas lieu. Mais l’occasion était trop belle pour s’attirer un capital sympathie au moment où le gouvernement dirigé par le Pheu Thai lui paraît prendre le sujet avec moins de détermination. Les partis politiques issus de l’ancienne junte dirigée par les oncles Prayut et Prawit se sont empressés de reprendre la communication des militaires. De même que le parti « bleu », proche de l’establishment et faisant partie de la coalition gouvernementale, le Bhumjaithai, et son parrain politique, Newin Chidchob, en termes froids actuellement avec Thaksin. Pour des questions de programme (casinos, cannabis, etc.) et de rumeurs de remaniement ministériel.
Le Parti du Peuple défend la souveraineté thaïlandaise y compris en se préparant à la guerre
Le député du Parti du Peuple (opposition), Rangsiman Rome, a averti que la Thaïlande « doit se préparer à la guerre mais aussi se concentrer sur les escroqueries transfrontalières, le renforcement des services de renseignement et l’union des dirigeants pour prévenir une nouvelle escalade et protéger la sécurité nationale ». En tant que président de la commission de sécurité de l’État à la chambre des députés, Rangsiman Rome a acquis une solide réputation de défenseur de la souveraineté thaïlandaise. Selon lui, « le conflit militaire avec le Cambodge doit être envisagé en dernier recours » même s’il privilégie la voie pacifique utilisée par le gouvernement. « Nous ne devons jamais plus paraître pris au dépourvu » ajoute-t-il.
Rome estime que pour combattre le nationalisme khmer par davantage de nationalisme, il faut une solution plus globale équilibrant dissuasion, fermeté, diplomatie et lutte contre les activités criminelles transfrontalières. Dans un plan qu’il appelle « Gagner sans combattre ». Conscient des difficultés, Rome persiste en déclarant que « nous ne pouvons pas laisser les criminels et les opportunistes politiques décider de notre destin national. Mais il faut un véritable leadership pour l’empêcher ».
Conseil donné ici à Paetongtarn pour qu’elle et son gouvernement prennent la mesure de la situation et fassent que l’armée reste dans son rôle de gardienne du territoire national, sans aller sur le terrain politique. L’ancien leader du Move Forward, aujourd’hui dissous, Pita Limjaroenrat, a été aussi clair sur cette même question : « le rôle de l’armée est de protéger le pays, et non de le gouverner ». Allusion directe aux coups d’État passés. Et ajoutant « son soutien affirmé aux soldats professionnels qui protègent le pays et le peuple ».
La diplomatie est à privilégier
Dans cette affaire de frontières, on perçoit deux positions, celle des nationalistes conservateurs cherchant à attiser les tensions et à faire des vagues et celle des modérés qui veulent une solution négociée et pacifique. Paetongtarn a choisi cette voie, même si elle refuse l’ingérence de la Cour internationale de justice dans le règlement du tracé, comme l’a demandé le Cambodge. La position thaïlandaise est d’utiliser le dialogue bilatéral avec le Comité conjoint des frontières (JBC) où les deux pays siègent.
Cette approche pour rechercher une solution pacifique aux conflits (terrestres et maritimes) avec le Cambodge est la plus sage. Il faudra maintenant voir comment les ultranationalistes et les groupes anti-gouvernementaux détestant les Shinawatra, dirigés par l’ancien leader des Chemises jaunes, Sondhi Limthongkul et l’ancien leader des Chemises rouges, Jatuporn Prompan, joueront de toute leur influence dans l’évolution des négociations. L’armée le sait et au cas où la situation s’aggrave, l’imposition de la loi martiale n’est jamais éloignée, surtout en Thaïlande.
Philippe Bergues
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