Notre ami Richard Werly, conseiller éditorial chez Gavroche, partage sa vision de la France sur le site d’actualités suisse Blick. Voici son dernier éditorial.
Sébastien Lecornu est (déjà) un survivant. Le nouveau Premier ministre français, renommé par Emmanuel Macron moins d’une semaine après avoir démissionné avec fracas lundi 6 octobre, a échappé à la censure.
Deux motions de censure avaient été déposées ce jeudi 16 octobre contre son gouvernement. Il fallait, pour les adopter, au moins 289 députés sur 577. Double échec. Les deux principales forces d’opposition, le Rassemblement national (RN, droite nationale populiste) et La France Insoumise (LFI, gauche radicale) ont échoué presque sur le fil, en réunissant 271 députés. Il ne leur a manqué que 18 voix pour contraindre Lecornu II à la démission.
Budget pour 2026
Et maintenant ? Tout se résume à un seul mot : le budget pour 2026. En France, deux projets de loi se cachent derrière ce terme: le projet de loi de finances pour les dépenses de l’État, et le projet de loi de finances pour la Sécurité sociale. Tous les deux réunis proposent, d’après le texte gouvernemental déposé au Parlement cette semaine, 30 milliards d’euros d’économies budgétaires par rapport à 2025, soit 14 milliards de moins que l’ébauche de François Bayrou, le Premier ministre forcé de démissionner le 8 septembre par un vote de défiance.
30 milliards, alors que la charge annuelle des intérêts de la dette se situe entre 50 et 60 milliards d’euros. C’est dire que le compte n’y est pas. Ce que Sébastien Lecornu a d’ailleurs reconnu par avance en repoussant à 5% le déficit estimé pour 2026, record annoncé au sein de la zone euro.
Or ce budget, pour l’heure, demeure une illusion. Oui, le gouvernement Lecornu reste en place. Oui, les oppositions ont échoué à le faire tomber. Oui, Emmanuel Macron n’aura pas besoin de dissoudre maintenant l’Assemblée nationale une seconde fois, après sa dissolution hasardeuse de juin 2024. Oui, les partis allant de la droite traditionnelle aux socialistes ont accepté de travailler ensemble. Et après ? Le flou total.
L’étau du PS
Les socialistes, rappelons-le, sont en position de force. Avec leurs 69 députés, ils tiennent la clef de la survie du gouvernement. Le prix de cette survie ? La suspension totale de la réforme des retraites de 2023 (annoncée ce mardi), des mesures de pouvoir d’achat, et une imposition des plus riches. Trois sujets qui risquent de transformer la discussion budgétaire en guerre de tranchées avec la droite.
L’autre illusion est celle de la faisabilité institutionnelle de ce budget. Le Premier ministre français a choisi de renoncer à un outil jusque-là indispensable: le recours à l’article 49.3 de la constitution qui permet un vote bloqué. En clair: le moyen d’en finir avec les débats interminables et les dérives budgétaires. Quel budget sera donc celui de la France à l’issue des 70 jours de discussion ? Le sérieux sera-t-il au rendez-vous ? Le PS va-t-il tente d’obtenir encore plus ? Que va répondre le gouvernement à la Commission européenne qui, déjà, alerte sur la nécessité de compenser le coût d’un abandon de la réforme des retraites de 2023 ?
Ornière financière
La France reste dans une ornière financière. Le 24 octobre, l’agence de notation Moody’s le rappellera sans doute. Cette nouvelle note tombée pile le jour du Conseil européen à Bruxelles où Emmanuel Macron devra résume la crise politique française à ses partenaires. Il y a bien de la lumière dans le tunnel.
Mais elle est bien trop faible et hésitante pour prédire qu’elle éclairera le chemin jusqu’à la fin du second mandat de Macron, en mai 2027. Rendez-vous à l’issue du débat budgétaire le 31 décembre puis pour les municipales de mars 2026. Lecornu II ou le règne du court terme…
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Il est en effet remarquable que la représentation nationale, qui a renversé Bayrou, laisse en place Lecornu. François Hollande est passé par là. En conclusion, les Français veulent la guerre avec la Russie. Mais, comme on dit à Lyon : « le difficile, c’est pas d’y penser, mais d’y faire. »
D’après les calculs, s’il n’a manqué que 18 voix sur les 25 nécessaires pour qu’une censure aboutisse, 7 députés ont voté pour, soit un peu moins que le tiers. Ce résultat donne au gouvernement Lecornu du temps au temps — mais combien ?
Cette issue n’a été possible que grâce à la réunion fortuite, comme le disait naguère Lautréamont, d’une machine à coudre et d’un parapluie sur une table de dissection. Le spectre de l' »UMPS » a décidé, en ces temps pré-halloweeniens, de sauver le soldat Macron. Il fallait toute la science d’un moine-soldat pour que le miracle se produise. Les dessous peu appétissants de l’affaire ont nécessité, pour concocter cette ratatouille, deux ingrédients : d’un côté des LR optant pour un « soutien sans participation » au gouvernement, avec une « ligne rouge » relative à un gel de la réforme des retraites votée et d’application immédiate (sous réserve des décrets d’application pris ou non), un totem de la droite à l’exception du RN, et de l’autre, le PS s’engageant à une non-censure si la réforme des retraites était « suspendue ».
Cette conjonction qu’en psychanalyse on qualifie de « double bind » ne devait donner aucun espoir au nouveau Premier ministre et le conduire au tombeau. Il y échappa !
La résurrection du Premier ministre ne fut due qu’au fait que les LR, forts de six ministres, aient décidé d’avaler leur chapeau (à plumes), n’ayant pour obsession que le vote du « peuple » en cas de dissolution : la nécessaire recherche de stabilité « à tout prix » masqua la « peur du peuple » que l’effet mécanique d’un lavage dans les urnes aurait rétrécie.
Mais au-delà, cette politique semble signer l’engagement vers la voie d’un suicide politique du parti LR. Son président de groupe à l’Assemblée nationale, associé aux diverses forces centristes, en fut l’artisan, engagé tout entier dans un combat fratricide avec l’ex-ministre de l’Intérieur, dépité par ses scores à l’intérieur du parti et à sa direction, et la perspective de sa candidature présidentielle.
Le processus de destruction des LR semble donc poursuivre son œuvre dans un processus de division et de fragmentation : au Sénat, des LR majoritaires, favorables à la « ligne Retailleau », et à l’Assemblée nationale, une « ligne Wauquiez ».
B. Retailleau, en tant que ministre de l’Intérieur, a tenté d’instiller une « 3e voie » dans le camp macroniste, en particulier dans les domaines relevant de son ministère — la sécurité et l’immigration — avec les difficultés venant du ministère des Affaires étrangères, si ce n’est de celui de la Justice, lui aussi tenu par un possible présidentiable et, de plus, issu du même camp.
Ayant constaté et déploré que le gouvernement ne conservait, dans sa nouvelle composition, que six ministres seulement, il démissionna faute d’un rapport de force favorable à la ligne qu’il pensait défendre. La nouvelle configuration LR au sein du nouveau gouvernement, appuyée par L. Wauquiez, devait donc aboutir au départ de B. Retailleau et, par là même, handicaper son ambition présidentielle probable, concurrente de la même ambition wauquiézienne.
Le destin politique de Retailleau et, au-delà, de ceux qui suivent sa ligne devra se déterminer face au RN. Le « ciottisme » en fut récemment l’expression. Nous avons donc bien assisté à une dissolution — celle du camp LR.
Il résulte de ces péripéties que le Premier ministre est conduit à se transformer en Premier ministre socialiste sous la pression des demandes insistantes d’une force d’appoint que représente le PS. Au-delà de la suspension des retraites, horizon dont ni le contenu ni les modalités parlementaires de traitement — qui sont pour le moment floues — ne manqueront pas de générer des oppositions, des exaspérations et un refus de soutien.
Le gouvernement étant installé, la machine parlementaire, avec tous ses ressorts connus et cachés, probablement surprenants, risque, dans un délai plus ou moins long, de buter sur des revendications et des surenchères en chaîne que l’absence de recours au 49.3 autoriserait. Des réactions éventuellement relayées dans l’opinion et la rue, soutenues du côté gauche mais pas du côté droit, et inversement. Les voix manquantes pour une future motion de censure paraissent donc « en marche ».
Quoi qu’il en soit, la séquence aura encore un peu plus rendu le peuple dubitatif à l’égard des partis qui sont censés le représenter, et le RN ne va pas cesser d’engranger les soutiens. L’issue de ces soutiens et leurs perspectives en cas d’élection reste toutefois incertaine ; beaucoup d’entre eux semblent n’exprimer que la volonté affirmée de voir le RN gouverner. La méfiance à l’égard des partis l’atteint tout autant que l’ensemble des partis politiques. Son « atout » est qu’il n’a pas gouverné, mais ce motif ne semble susciter aucun enthousiasme malgré les sondages.
Mais au bout du compte, nous ne risquons rien : nous aurons bien un budget, mais adopté par la voie des ordonnances de l’article 47 de la Constitution, dans des conditions encore pires, du point de vue démocratique, que celles de l’article 49.3.
Dans ce scénario, ce budget — il est connu — est celui élaboré par le gouvernement Bayrou, les amendements modificatifs ayant accompagné la procédure parlementaire n’ayant pas pu aboutir et n’ayant pu être votés.
Donc, tout va bien : nous aurons un budget pour 2026, les pressions diverses sur la présidence de la République s’atténueront en s’approchant de mai 2027. Boudu sera sauvé des eaux. Sébastien Lecornu, même renversé mais après l’adoption du budget, pourra légitimement prétendre à la béatification.