L’anarchisme trouve aussi racine dans les assiettes, une chronique culinaire et sociétale de François Guilbert.
Pour le sociologue libertaire Nelson Mendez, la gastronomie a des saveurs très politiques. Des écrits de Piotr Kropotkine (La conquête du pain, 1892) à l’anarcho-gastronomie contemporaine, il présente une pensée aux actions foisonnantes. D’un monde sans restaurants au « véganarchisme » les concepts se sont multipliés voire mondialisés. C’est si vrai qu’à titre d’exemple, je pourrai citer le mouvement Food Not Bombs (FNB) né aux Etats-Unis en 1980 qui a essaimé jusqu’en Asie du Sud-Est. La Birmanie en est ainsi devenue une ses illustrations. Découvert en Indonésie en 2012 par un jeune chanteur de passage, Kyaw Kyaw, FNB a développé des actions à Rangoun dès l’année suivante.
En Birmanie s’est implantée une anarcho-solidarité nourricière
De jeunes punks comme ceux du groupe Rebel Riot et des amateurs de musique métal se sont organisés informellement pour mener des maraudes hebdomadaires dans les espaces publics. Avec l’argent rassemblés lors de leurs concerts, ils ont distribué de la nourriture aux sans-abris, aux plus démunis. Ils ont initié aussi des actions éducatives, « Books Not Bombs », auprès des plus jeunes (ex. cours d’alphabétisation ateliers de lecture). Depuis le coup d’État du général Min Aung Hlaing, ils ont poursuivi leurs engagements et se sont employés à venir en aide à des familles des camps de déplacés. Des chapitres se sont ouverts en province et se sont même lancés dans de la production vivrière, notamment dans les États Kayah et Kayin.
Les premiers promoteurs de Food Not Bombs Myanmar n’en sont pas moins demeurés des musiciens « politiques », ancrés dans leur culture contestataire et ouvertement anti-junte. Musicalement ils ont été à l’origine de l’antienne « Ne devenez pas fasciste ! ». Cette aventure musico-politico-humanitaire est encore à écrire. Mais sur Facebook, on peut voir qu’elle se pérennise en dépit de la rudesse de la politique répressive de la Commission de la sécurité et de la paix de l’État (SSPC). Au fond, comme l’a proclamé le chef Alain Ducasse : « Manger est un acte citoyen » (Éditions Les Liens qui libèrent, 2017, 217 p), en Birmanie comme ailleurs.
Les actions anarcho-culinaires birmanes s’inscrivent dans une longue histoire gastro-anarchiste
A regret pour nos lecteurs, le professeur des universités vénézuélien Nelson Mendez ne s’est pas penché sur les gastro-anarchistes asiatiques et il ne le fera pas puisque décédé lors de la pandémie COVID-19 en 2021 mais son livre « gastronomie & anarchisme » montre combien le courant anar à penser le manger depuis le XIXème siècle.
Éditorialiste pendant des années à El Libertario, les réflexions du narrateur ont été nourries essentiellement par les expériences latino-américaines dont il a eu à connaître. Son anarchisme s’est alimenté dans les tavernes, les « maisons du peuple » et les locaux syndicaux. Les théoriciens auxquels il fait référence n’ont pas hésiter à se pencher sur un « communisme de la variété » dans lequel les vivres seraient répartis en fonction non seulement des besoins usuels, mais aussi des différentes habitudes de consommation liées aux goûts et au palais de chacun.
Dans cette étude qui s’intéresse au mode de vie « anarchiste », alimentation comprise, N. Mendez s’est longuement intéressé aux pratiques syndicales (cf. les corporations agricoles et des métiers de bouche, les pique-niques pour fraterniser, les revendications ouvrières). Il a également accordé une grande attention aux actes posés lors de la révolution sociale espagnole des années 1936 – 1939 (ex. l’expérience de la centralisation de la production boulangère barcelonaise, les menus de guerre). Mais son ouvrage s’est aussi consacré aux évolutions pratiques et doctrinales de la fin du XXème siècle et du début du XXIème siècle.
Bien que mentionnant en passant l’émergence des courants anarchistes au Bangladesh et aux Philippines, son regard s’est essentiellement tourné vers les nouvelles mouvances américaines (FNB, Un monde sans restaurants) et italiennes (Cucine del Popolo, Cucina Sovversiva) D’autres pratiques n’en sont pas moins dépeintes : les lieux solidaires (bars, communautés agraires, les initiatives de distribution et consommation solidaire), le végétarisme depuis les années 40 et 70 pour le véganisme. Dans son épilogue, avec bon goût l’auteur a détaillé quelques recettes à concocter (ex. spaghettis à la Bakounine, salade basconnaise, pouding Salvator) et donne quelques lieux en Europe et aux Amériques (Canada, Etats-Unis, Mexique) où poursuivre une expérience « gastro-anarchiste ».
Nelson Mendez : Gastronomie & anarchisme, Nada, 2023, 110 p, 10 €
François Guilbert
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