La Constance du jardinier

Date de publication : 17/12/2020
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L’écrivain John Le Carré, décédé dimanche 13 décembre, arpenta jadis l’Asie du Sud-Est. L’un de ses romans, la Constance du jardinier, raconte l’histoire transposée en Afrique d’une héroïne humanitaire rencontrée entre Bangkok et Phnom Penh dans les années 70: la française Yvette Pierpaoli (décédée en 1999 au Kosovo). Voici son histoire.

 

Nous reproduisons ici un extrait d’un article de John le Carré pour The Guardian

 

En 1974 environ, j’ai rencontré Yvette Pierpaoli, dans la maison d’un diplomate allemand de la ville assiégée de Phnom Penh, au cours d’un dîner élégant servi au son des coups de feu provenant du palais de Lon Nol, à cent mètres de là. Yvette était accompagnée de son compagnon, Kurt – un capitaine de mer suisse, quoi d’autre ? – Kurt et Yvette dirigeaient une société de commerce appelée Suisindo, qui opérait à partir d’une vieille maison en stuc au centre de la ville. Elle était une petite Française de province aux yeux bruns, étincelante et coriace, à la fin de la trentaine, tour à tour vulnérable et rauque, et extrêmement empathique. Elle avait tous les atouts en main. Elle pouvait écarter les coudes et vous réprimander comme une barge. Elle pouvait vous faire sourire pour vous faire fondre le cœur, vous cajoler, vous flatter et vous gagner de toutes les façons possibles.

 

Pour une cause

 

Mais tout cela, c’était pour une cause. Et la cause, vous l’avez vite appris, était une exigence absolument non négociable et viscérale de sa part, à savoir fournir de la nourriture et de l’argent aux affamés, des médicaments aux malades, un abri aux sans-abri, du papier aux apatrides et, de manière générale, accomplir des miracles de la manière la plus laïque, la plus musclée, la plus professionnelle et la plus terre-à-terre que vous puissiez imaginer. Cela ne l’empêchait nullement d’être une femme d’affaires débrouillarde et souvent éhontée, surtout lorsqu’elle était confrontée à des gens dont l’argent, selon son opinion inébranlable, serait mieux dans les poches des nécessiteux. Suisindo faisait de bons bénéfices, comme il se devait, car une grande partie de l’argent qui passait par la porte d’entrée sortait directement par l’arrière, destiné à la bonne cause qu’Yvette avait choisie. Et Kurt, le plus sage et le plus patient des hommes, lui sourit et lui fit un signe de tête.

 

En pleine ascension financière

 

Il y a une histoire que je dois vous raconter sur Yvette, que j’ai entendue de sa bouche, bien que cela ne garantisse pas qu’elle soit entièrement vraie. Un fonctionnaire de l’aide scandinave, amoureux d’elle, l’a invitée sur son île privée au large des côtes suédoises. Je dissimule délibérément l’identité de l’homme, car il était marié et un coureur de jupons célèbre. Kurt et Yvette, alors à Bangkok, étaient en pleine ascension financière. Un contrat était en jeu : allaient-ils ou non gagner la commission de l’agence d’aide scandinave pour acheter du riz pour plusieurs centaines de milliers de dollars et le livrer aux réfugiés cambodgiens affamés à la frontière thaïlandaise ? Leur concurrent le plus proche était un impitoyable marchand chinois dont Yvette était convaincue, sans doute sur la base de son intuition, qu’il complotait pour court-circuiter à la fois l’agence d’aide et les réfugiés. Sur l’insistance de Kurt, Yvette se rendit sur l’île suédoise. La maison de la plage était un nid d’amour préparé pour son arrivée. Des bougies parfumées, jurait-elle, brûlaient dans la chambre. Son futur amant était fougueux, mais elle lui demandait d’être patiente. Ne pourraient-ils pas d’abord faire une promenade romantique sur la plage ? Bien sûr ! Pour vous, n’importe quoi ! Il fait un froid glacial, ils doivent donc s’envelopper de chaud. Alors qu’ils trébuchent sur les dunes de sable dans l’obscurité, Yvette leur propose un jeu d’enfant : Je reste immobile. Alors. Maintenant, vous vous placez tout près derrière moi. Plus près. Donc. C’est très bien. Maintenant je ferme les yeux et vous mettez vos mains dessus. Vous êtes à l’aise ? Oui, moi aussi. Maintenant, vous pouvez me poser une question, n’importe quelle question au monde, une seule, et je dois répondre à la vérité absolue. Si je ne le fais pas, je ne suis pas digne de vous. Vous allez jouer à ce jeu ? Bien. Moi aussi. Alors, quelle est votre question ?

 

Mille tonnes de riz

 

Sa question, comme on pouvait s’y attendre, concerne ses désirs les plus intimes en ce moment. Yvette les décrit, j’en suis sûr, avec une fausseté effrontée : elle rêve, dit-elle, d’un certain beau et viril Scandinave qui lui fait l’amour dans une chambre parfumée sur une île isolée au milieu d’une mer agitée. Puis, c’est son tour. Elle se retourne et, peut-être avec moins de tendresse que le pauvre homme ne l’aurait imaginé, lui tape sur les yeux et lui crie à l’oreille : “Quel est l’appel d’offres le plus proche du nôtre pour la livraison de mille tonnes de riz aux réfugiés de la frontière thaïlandaise et cambodgienne ?

 

Mais il y avait une autre facette d’Yvette que les amis, et les journalistes étrangers en particulier, ignoraient à leurs risques et périls. La guerre, comme elle a été la première à l’admettre, l’a excitée. Elle savourait le danger, s’en réjouissait. Le bruit des coups de feu l’attirait dehors comme la pluie après une sécheresse. Tout en déplorant les misères de la guerre, elle savourait ses libertés et ses dangers…

 

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