Une voyageuse à l’épreuve des terrains asiatiques, une chronique littéraire de François Guibert
Mélusine Mallender est une aventurière ; dans l’âme et dans la pratique, sans aucun doute. Elle préfère se loger à l’improviste et sur les routes hors de sentiers battus, ce qui n’est pas sans danger parfois, tant du fait des contraintes topographiques (cf. Mustang, Karakoram Highway, désert salé du Kevir), des insécurités routières (cf. l’axe Quetta – frontière iranienne) que des comportements machistes et harceleurs.
Cependant, au fil de ses déplacements au long cours (cf. Paris – Vladivostok (2009), Iran (2011)), celle qui est également une costumière pour le théâtre a été adoubée très officiellement, voici dix ans, par ses pairs de la Société des explorateurs français comme étant une des leurs. Pour aller au plus près des gens, la documentariste a fait son choix : une moto de grosse cylindrée, une Triumph Tiger. Le choix est osé. La machine est lourde (230 kg + 70 kg de surcharge pour un peu d’habillement, des éléments de couchage, quelques nourritures et de quoi bricoler en urgence). La marque de deux roues a, de plus, bien peu de concessionnaires en Asie du Sud et du Sud-Est pour venir à la rescousse de ses conducteurs en galère. Mais avec un tel engin, le moins que l’on puisse dire c’est que la jeune femme n’est pas passée inaperçue tout au long de son expédition de 25 000 kilomètres. Le véhicule surprend, attire, questionne mais offre, bien souvent, l’opportunité de belles rencontres impromptues ou programmées.
En dix mois, la moto l’a conduit tour à tour en Indonésie, en Birmanie, en Thaïlande, au Bangladesh, en Inde, au Népal, au Pakistan et en Iran. Un Toad Trip bien préparé où il s’est agi non pas de faire défiler les kilomètres et les paysages mais d’aller à la rencontre des autres, notamment pour les interroger sur leur définition de la liberté. Une démarche interrogative pour réaliser cinq films de reportage mais dont personne ne peut sortir indemne car s’interroger sur la liberté ou la sororité, c’est aussi bien souvent se voir confronter à des situations qui choquent et, au fond, ne devraient plus exister.
Une mission vieille de dix ans mais qui n’a pas pris une ride
Le parcours conté s’est déroulé en 2015. Toutefois, ce carnet de voyage actualisé dans ses faits politiques les plus saillants dépeint des réalités sociales et de genre pour la plupart inchangées. Les motardes de la région sont encore bien peu nombreuses, à fortiori sur des machines de grosses cylindrées. Beaucoup n’en rêvent pas moins d’enfourcher une bécane voire une bicyclette pour voyager au loin ou auprès de chez elles.
En attendant, bien des obstacles se sont dressés sur le parcours de Mélusine Mallender ou se dresseront sur ceux qui voudront l’imiter. Ainsi, la traversée à moto de la Birmanie est toujours soumise à autorisation administrative préalable, à une escorte officielle et à une facture bien salée. Transiter par la République de l’Union de Birmanie n’est, très franchement, pas recommandée pour l’heure. Il est même devenu impossible de quitter cette nation par la frontière bangladaise comme cela est raconté dans cet ouvrage et dangereux de chercher à loger chez l’habitant.
Si l’enquête de Mélusine Mallender, écrite en collaboration avec la journaliste du Point Marion Coquet, a su rendre compte des rencontres de terrain et des drames sociaux qu’elles véhiculent, les commentaires politiques ont vu se glisser ici ou là quelques erreurs. Non, contrairement à ce qui a été imprimé, il existe en Birmanie encore de solides oppositions à l’intérieur du pays après le coup d’État du général Min Aung Hlaing. Quant au général Thein Sein, il n’a jamais été affilié au parti d’Aung San Suu Kyi. Les autrices ont confondu l’ancien chef militaire avec le président Htin Kyaw élu en mars 2016 après le triomphe électoral de la Ligue nationale pour la démocratie. Elles ont également surestimé les différences linguistiques entre les réfugiés rohingyas et les populations d’accueil de Cox’s Bazar.
Pour autant, pour une voyageuse aguerrie et ouverte aux autres, entrer en contact avec les Rohingyas vivants dans les camps bangladais ou à leur périphérie n’est guère aisé, on en conviendra. La peur, aujourd’hui comme hier, est omniprésente. Afin de contourner cette omniprésente contrainte politique et psychologique, rien de mieux que s’en remettre à des intercesseurs associatifs.
Pour réussir son exploration, les ONG offres des aides très précieuses
Mélusine Mallender sait manifestement improviser quand cela est nécessaire mais elle ne se déplace pas pour autant à l’aveugle. Préalablement à sa mise en route, elle a pu identifier des points de chute et des personnes ressources, notamment dans le monde des organisations non gouvernementales. Ces agents relais lui ont fait gagner du temps pour son enquête mais, plus encore, toucher du doigt des réalités sociales insoupçonnées. Ils l’ont menés sans contreparties, et les lecteurs avec, au plus près des engagements des associations de défense des droits humains (ex. trans, gay, bi en Indonésie ; Fondation des survivantes de l’acide au Bangladesh ; Forum de développement des Kamlari libérés au Népal), de groupements de motards (ex. Club des femmes motards du Bangladesh (BWRC), club Cross Route au Pakistan) voire d’entrepreneurs humanitaires, y compris français (cf. Yves Marre, le fondateur de l’association humanitaire bangladaise Friendship).
Des moments forts, empreints d’émotions notamment dans les descriptions des efforts de conquêtes des espaces publics par les femmes. Mais, à vrai dire, M. Mallender a le chic de dénicher partout des raisons d’espérer et des occasions de se réjouir en rencontrant des personnalités d’exception (cf. l’ex-mannequin bangladaise Bibi Russell qui vante l’éthique textile, les Népalaises Mira Rai (championne du monde de skyrunning) et Sareena Rai (chanteuse punk)), en décrivant des peuples des « marges » (ex. Minangkabau (Sumatra), Chin (Birmanie)) ou en évoquant des plats de cuisine insolites ou traditionnels (cf. en Indonésie, café de civettes et ragout de buffle (boeung rendang), gelée de sang de porc en Thaïlande, junk food au kebab pakistanais, dizi iranien (bouillon de viande et de haricots)). Tout cela nourrit d’anecdotes un ouvrage instructif, de lecture facile et même optimiste sur le genre humain.
Mélusine Mallender : La Route du tigre. De Jakarta à Téhéran sur les pistes de la liberté, Arthaud, 2025, 348 p, 21 €
François Guilbert
Chaque semaine, recevez notre lettre d’informations Gavroche Hebdo. Inscrivez-vous en cliquant ici.