De Moulmein à Rangoun. Les affres de Little England
Paru chez Zéphyr en deux volumes en 2017 – 2018, Little England était devenu, ces dernières années, introuvable à un prix raisonnable sur le marché de seconde main. La maison d’édition helvétique Paquet a donc eu la bonne idée de réédité le manuscrit avec un cahier graphique au début de cet été.
Le scénario de Jean-Claude van Rijckeghem nous mène en Birmanie au tournant de l’année 1941 – 1942. Un jeune métis, fils d’un officier britannique et d’un membre de la famille royale de Mandalay, va se voir plonger dans les turbulences de l’amour et les affres de la Seconde guerre mondiale. Avec lui on ressent les pesanteurs de l’éducation anglicane, les préjugés raciaux de la fin de l’ère coloniale et les attraits exotiques de l’Orient chez les expatriés. Sur le plan militaire et géostratégique, on entraperçoit l’ampleur de la planification de la conquête impériale de Tokyo et pressent les différences de moyens et d’approches régionales entre les officiers de Sa Majesté et leurs homologues américains de l’US Air Force venus les renforcer.
Le périple birman se déroule de Moulmein à Rangoun en passant par le Mont Popa
Tout au long du récit, on ne quitte pas la pépite de l’Asie du sud-est. Les illustrations s’en ressentent. Le rendu architectural de la capitale de l’État Môn, du bâti colonial, des transports ferroviaires, de la vie de la classe privilégiée ou d’une maison close est des plus fins. Mais ce n’est pas un monde figé que dépeint le dessinateur Thomas du Caju. Ses mises en scène sont mouvementées et particulièrement réussies, tant dans les affrontements de rues que dans les batailles aériennes.
Le récit s’anime à un moment clé de l’histoire mondiale, celui de l’attaque de Pearl Harbor (décembre 1941) et du début de la campagne de Birmanie (janvier 1942). Ses personnages s’interrogent en conséquence : sur les choix clivants face au mouvement indépendantiste, les ambiguïtés nippones à son endroit, les interrogations loyalistes des métis, la torture, l’espionnage ou encore le rapport des nats (esprits vénérés) au bouddhisme theravada. Tout s’entremêle à un rythme effréné dans l’ouvrage des deux auteurs belges néerlandophones.
L’histoire est rondement menée
Elle est guerrière et affective pour les émois d’un adolescent. Le dessin hyperréaliste, le caractère affirmé des personnages et quelques facilités de scénarios offrent, en grand format, une bande dessinée rythmée capturant l’attention de ses lecteurs et ne les lâchant pas. La fin du volume laisse même la possibilité aux deux créateurs de lui donner une suite si l’envie leur prend.
Le côté pin-up des personnages du monde des clubs et revues nocturnes pourra apparaître aguichant à certains mais il met aussi en scène un chapitre colonial qui a profondément marqué, depuis la fin du XIXème siècle, les imaginaires de plusieurs générations d’Européens. Dès lors, femmes dénudées ou non, tranchant avec la bonne société anglaise, celle des cottages, du hockey sur gazon, du système éducatif de l’Empire et des tenancières des pensions de famille pour écoliers où l’on sert du sheperd’s pie (hachis parmentier) étaient un passage quasi-obligé d’un tel récit d’aventure historicisé et sis dans l’aire territoriale indo-chinoise.
Jean-Claude van Rijckeghem – Thomas du Caju : Little England, Paquet, 2025, 104 p
François Guilbert
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