Le dessinateur Joe Sacco raconte les violences en Inde, une chronique littéraire et dessinée de François Guilbert.
Le récit est un crayonné en noir et blanc mais, à vrai dire, bien plus noir que blanc. Il ne raconte pas pour autant une histoire d’un temps révolu. Pire, le passé sanglant entre gens « ordinaires » pourrait bien ressurgir à tout moment dans l’État indien le plus peuplé de l’Union voire au-delà. Le scénariste américain a d’ailleurs donné pour sous-titre à son histoire véridique : « Violences passées et à venir en Inde ». En se penchant comme un anthropologue sur un événement circonscrit dans le temps et l’espace, Joe Sacco démontre que les violences contées sont loin d’être aussi « locales » que beaucoup de responsables politiques et commentateurs voudraient s’en convaincre ou le faire croire.
Après le temps des massacres, il est si difficile de (r)établir LA Vérité
En contant comme un honnête homme les violences intercommunautaires intervenues en 2013 à l’ouest de l’Uttar Pradesh, le dessinateur-scénariste a pris soin de donner la parole aux acteurs hindous de la caste des jats (agriculteurs) et aux musulmans qui se sont confrontés à mort. Cette juxtaposition de témoignages recueillis sur le terrain ne suffit pas néanmoins à expliquer le déchainement de haine et l’engrenage des émeutes. Ex-post, il est si difficile de débusquer la vérité quand, même les témoins se murent dans le mensonge et croient dans leurs foutaises. Les mensonges répétés à l’infini deviennent si vite, si facilement des vérités « incontestées et incontestables ».
Dans l’Uttar Pradesh, les Hindous se sentent fragilisés
Chez eux, s’est installée la conviction que les musulmans bénéficient d’impunités totales et pérennes. Le comportement de la police reflète tant les dynamiques des pouvoirs locaux. A un échelon local peut être en effet favoriser un groupe dominant qui est sous représenté à un niveau administratif plus élevé. Cependant, certaines victimes restent partout les mêmes, ainsi en est-il avec la sur-victimisation des femmes.
Les haines sont si fortes qu’elles deviennent un moyen au service d’une conquête du pouvoir
Les slogans mobilisateurs font froid dans le dos, à l’image du trop entendu en Inde depuis des décennies : « le Pakistan ou la mort ». On en arrive à constater que l’autosuggestion pousse les foules à vouloir du sang. Les violences se déchaînent ainsi sans limites et en un éclair de temps.
Les leçons tirées de ces drames sont à n’en pas douter bien incertaines. Comme le met en scène avec brio et humanité Joe Sacco les souvenirs individuels sont peu de choses face à la « mémoire » collective. Les « représailles » peuvent dès lors se déplacer facilement vers des lieux « vierges », les plus fragiles, les isolés. Dans le cas décrypté, des Jats ont ainsi pu s’en prendre à leur propre main d’œuvre fermière et développer un nihilisme total des violentant. Dès lors comment se construit le futur ? Comment vivre avec ses bourreaux au quotidien ? Il est probable que les populations victimisées préfèrent s’enfermer durablement « chez elles ». Ainsi va la vie dans cette bande dessinée qui est aussi un véritable ouvrage de sciences politiques dont les leçons à tirer vont bien au-delà du sous-continent indien pour contrer efficacement les émeutes à caractères ethniques et/ou religieuses.
Joe Sacco : Souffler sur le feu, Futuropolis, 2024, 138 p, 22 E
François Guilbert
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