Une chronique siamoise de Patrick Chesneau
Dans le monde globalisé, la seule pratique du français ne suffit plus pour voyager sans encombre. D’où la perplexité de nombreux touristes francophones au Royaume de Siam. Quand on ne connaît aucune langue étrangère, comment se débrouiller au pays du sourire ? Par quel moyen se faire comprendre ? Quel outil doit-on apprivoiser avant de partir au bout du monde ? Et si le rêve virait au cauchemar par impossibilité de communiquer ? Existe-t-il un mode d’emploi pour éviter le lost in translation susceptible de gâcher tant de situations ?
D’abord, choisir sa destination à l’intérieur de l’ex Royaume de Siam. C’est ce qui permet de poser un principe de base. Lors de vacances à Bangkok, Pattaya, Hua Hin, Phuket, Krabi ou dans les îles du Sud, une version siamoise de l’anglais « commercial » est largement usitée par les locaux habitués au contact avec les visiteurs allogènes. Marque déposée : le thaiglish.
En revanche, pour une tribulation dans les montagnes du Nord ou à travers les rizières de l’Isaan, sans doute vaut-il mieux apprendre en préalable quelques rudiments de thaï. Le plus dur est la prononciation. Tant de sons et de tons indéchiffrables à l’oreille du farang profane. D’où le besoin crucial d’une pratique assidue. Embûches et anicroches langagières ne manquent pas. Les chausse-trappes sont légion. Débusquer l’accent idoine est certes une épopée palpitante. Et harassante. Reste que l’épreuve, malgré son lot de défis à relever, n’a rien d’insurmontable. Avec patience et résolution, aucune difficulté n’est rédhibitoire. Quelques semaines d’apprentissage suffisent à atteindre un niveau basique dans l’une des langues majeures de l’Asie du Sud-Est.
Suffisant pour satisfaire aux usages de la bienséance et pourvoir aux besoins essentiels : manger, jeter son dévolu sur des plats typiquement thaïs de l’incontournable usine à délices appelée street-food, en tentant d’échapper à la dose incompressible de piment rouge vif. D’où le cri du cœur consacré : « mai sai pik » (prononcer mae sae pik. Surtout sans chilli). S’enquérir de la géolocalisation des toilettes dans un restaurant à la bonne franquette en cas de subite diarrhée tropicale : « Hong nam yu thinaï ? » (hongue name you tinaye ?). Dormir dans un hôtel bon marché en précisant une préférence intransigeante pour une chambre calme, donnant sur une arrière-cour plutôt qu’une pièce attenante à la rue, forcément bruyante dès 4 heures du matin sous cette latitude.
Dans le bric-à-brac des exemples possibles, maîtriser une panoplie de phrases élémentaires aidera à naviguer entre les étals odoriférants d’un marché de nuit ou, en cas d’acquisition vestimentaire, facilitera le choix d’une chemise bariolée, émaillée de fleurs style Songkran (le Nouvel An thaï) de la bonne taille. Une combinaison de mots-clés et d’expressions courantes amènera plus facilement à s’enquérir d’un prix sans être ridiculement niais : « Anee taowray ? » (anii taoraï ? Ça, ça coûte combien ?). Et à pouvoir se déplacer en faisant croire au chauffeur de tuk-tuk que les clients à la mine un tantinet perplexe, en train de tressauter sur la banquette arrière, sont en fait coutumiers des allers-retours Sukhumvit–Grand Palais. Ce qui revient à déjouer une brochette d’arnaques tarifaires trop outrancières. Indicible plaisir que de pouvoir marchander quelques babioles et autres souvenirs glanés en cours d’excursion au marché flottant Damnoen Saduak.
Tout à l’avenant…
À savoir absolument : les amateurs de plaisirs noctambules ne seront, quant à eux, jamais décontenancés. Même les plus rétifs à l’acquisition des langues vivantes. L’explication tombe sous le sens. Génératrices de bonheurs fugaces, les bar girls sont volontiers polyglottes. Leurs charmes tarifés sont au cœur d’un vibrant dialogue des cultures. Indexés sur les principales bourses mondiales. Conversion instantanée. C’est leur version tactile du dialogue entre les peuples. Les seuls chocs autorisés sont corporels, pas culturels.
Pour le reste, changement de décor. Hormis les endroits de concentration touristique où les locaux, en proportion non négligeable, baragouinent tant bien que mal un semblant d’anglais — business oblige — il en va tout autrement dans le reste du Royaume. Dans les changwat (prononcer djang-ouate, les provinces), l’immense majorité des Thaïs ne parlent pas un mot de l’idiome de Shakespeare et des cow-boys des plaines de l’Ouest américain. À part peut-être : « Hello, how are you ? » Et encore… En Isaan, c’est un mode d’échange ignoré de 95 % des chawnaa (tchaona, les paysans). Même à Bangkok, mégapole trépidante s’il en est, opulente de ses quinze millions d’habitants, propulsée vers un futur hyper connecté, l’anglais est peu usité, hormis dans le secteur du tourisme. Y compris chez les jeunes. Qu’ils soient étudiants le cas échéant ne change rien à cet état de fait.
À l’occasion de démarches administratives, fonctionnelles ou pratiques (par exemple à la banque), il est exceptionnel de tomber sur un agent, un préposé, un(e) employé(e), maniant correctement l’anglais. Cette inappétence linguistique est source prolifique de confusion et de quiproquos. À résoudre par le sourire plutôt que l’agacement. S’énerver est le plus sûr moyen de voir un Thaï se fermer comme une huître, voire de s’esquiver, plantant son partenaire in situ. Il opère ce repli tactique tel un félin en pleine jungle se retirant d’un affrontement scabreux.
Mot d’ordre impératif : ne jamais infliger à un Thaïlandais de perdre la face. La rupture de contact est alors instantanée et irrémédiable. Adoptez la seule posture qui vaille : « Jai yen yen » (djaï yène yène, on se calme. Tranquille).
Balbutier sans trop bredouiller un échantillon de mots thaïs permet de marquer respect et déférence à l’endroit des hôtes siamois. En retour, fusent en général des attitudes empreintes de grande tolérance. Le mot « gentillesse », souvent galvaudé, est en l’espèce fort approprié.
Le postulat est donc bien établi :
En Thaïlande, on parle thaï. Surtout dans les strates sociales du petit peuple. C’est une évidence renforcée par les conditions de vie très modestes de la masse laborieuse dont les efforts visent avant tout la survie pécuniaire.
Lapalissade que beaucoup semblent vouloir ignorer. Il convient avant tout de se mettre au diapason des autochtones. Ce sont eux les acteurs du quotidien partagé. Scénario étendu à la durée complète de la villégiature. L’anglais est la seule langue étrangère officiellement reconnue par les autorités, mais ne peut en aucun cas remplacer le mode de communication vernaculaire. C’est au mieux un expédient commode, dont la vertu première est de dépanner dans le dédale des formalités bureaucratiques et dans les éventuelles transactions commerciales.
Parade recommandée en cas de lacune persistante dans le sabir chatoyant de ce coin d’Orient mystérieux : avertir d’un air enjoué les interlocuteurs rencontrés au hasard de tribulations impromptues :
« Phûût phaasaa thai mâi gèng » (Poute passa thai maï guèngue, je ne parle pas bien thaï).
Cela entraîne, quasi automatiquement, un rire relayé par une réponse bon enfant d’une surprenante aménité. Amorce d’un échange infiniment réjouissant. Pour tous ceux habitués à des visages plus maussades en Occident, cette empathie spontanée fait chaud au cœur.
Inoubliable.
Patrick Chesneau
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