Une analyse de Philippe Bergues
Les spéculations allaient bon train ces derniers jours sur la possible expulsion du Bhumjaithai du gouvernement de coalition dirigé par le Pheu Thai. La raison ? Un important différend entre ces deux partis concerne le retard de la législation visant à ouvrir des casinos dans certains lieux touristiques sélectionnés (Bangkok, Chiang Mai, Pattaya et Phuket). Principal promoteur de la légalisation des casinos en Thaïlande ? Thaksin Shinawatra lui-même, père de l’actuelle première ministre Paetongtarn et patron de facto du Pheu Thai et du gouvernement. Principal détracteur de la légalisation des casinos ? Newin Chidchob, maître de Buriram-Land et chef de facto du parti Bhumjaithai, bien qu’il ait officiellement quitté la politique.
Cause directe des rumeurs de remaniement ?
La prise de parole à la Chambre basse de Chaichanok Chidchob, député et secrétaire général du BJT, fils de Newin, pour affirmer que jamais, il n’accepterait le projet de loi sur les casinos, défendu par Paetongtarn Shinawatra, au nom du père. Et selon le PT, pour le bénéfice de l’économie thaïlandaise avec environ 100 milliards de bahts qui pourraient rentrer par an, alors que la croissance est morose et les touristes en baisse.
On peut donc imaginer la colère de Thaksin, d’autant que la plupart des députés du BJT demeurent sous l’influence de Newin, et ce, même si le puissant ministre de l’Intérieur et chef officiel du « parti bleu », Anutin Charnvirakul, avait tenté de rassurer Paetongtarn sur la position du parti, en fonction des amendements à voter (évaluation des ressources financières pour limiter les addictions aux jeux, détermination d’un seuil de richesse pour avoir le droit d’entrer au casino, quotité de 10% de la surface réservée aux casinos dans l’intégralité des futurs complexes de loisirs et de divertissements…).
Pourquoi le Bhumjaithai n’a-t-il pas été sorti de la coalition gouvernementale ?
Le scénario était prêt : l’éviction du BJT aurait permis au Palang Pracharat de Prawit Wongwuson d’être de retour au gouvernement dans une opération politique de rabibochage dont la Thaïlande a le secret. Amenant ses 20 députés dans la nacelle de la majorité, qui n’auraient pas compensé en nombre le départ de 70 députés du BJT. Mais qui permettait de conserver une courte majorité à la Chambre basse. Mais Thaksin n’a pas osé aller jusqu’au bout du remaniement prévu. Il se sait, comme je l’ai déjà écrit dans ces colonnes, surveillé par les élites militaro-royalistes depuis le deal improbable de son retour d’exil en août 2023. Accord qui consiste à éloigner le plus loin possible du pouvoir le People’s Party (ex Move Forward) et ses idées considérées comme trop réformatrices pour les tenants de l’ordre établi.
N’oublions pas que le Bhumjaithai est considéré aujourd’hui, devant les deux partis militaires des oncles Prayut et Prawit, comme le fer de lance et le gardien du camp ultra-conservateur, jurant fidélité absolue au Palais. Un événement datant du 5 avril dernier, jour des Chakri en Thaïlande, mérite d’être souligné pour comprendre le dévouement et la loyauté du BJT à la monarchie : son nouveau logo, un cœur intégralement bleu, a été présenté pour remplacer l’ancien logo, un cœur rouge et bleu. Dans les couleurs du drapeau thaïlandais, le rouge représente la Nation (le peuple), le bleu, la monarchie.
Le rouge a disparu du logo et seul le bleu subsiste.
Dans la symbolique des couleurs « politiques » utilisée dans l’ancien Siam, chacun comprendra le message. Il se trouve que le rouge (des Chemises rouges) est la couleur du Pheu Thai et du clan Shinawatra. Il était donc trop risqué pour Thaksin d’évincer le « parti bleu » du gouvernement, lui qui se présente au public comme le défenseur de l’institution royale.
D’autant que Thaksin se trouve toujours sous la menace d’un possible procès pour crime de lèse-majesté, suite à des propos tenus lors d’une ancienne interview en 2015 à Séoul. Et qu’il considère ne pas avoir terminé sa tâche pour l’intérêt de la famille : sa sœur Yingluck, ex-cheffe de gouvernement est toujours en exil depuis 2017 et il souhaiterait la ramener au pays avec le même procédé dont lui-même a bénéficié lors du fameux deal avec les élites militaro-royalistes. C’est-à-dire sans réelle exécution de sa peine de 5 ans de prison (pour négligence dans le cadre de subventions au riz) et avec des conditions de retour VIP égales à ses huit mois à « l’hôpital-prison » de la police royale.
Hors, pour atteindre ces objectifs, Thaksin ne peut pas se mettre à dos le camp ultra-conservateur, donc le Bhumjaithai, Newin Chidchob, ses députés, deuxième force au Parlement et ses 140 sénateurs. Thaksin connait le jeu et les manipulations politiques, tout peut aller très vite, comme lui et sa sœur l’ont vécu en 2006 et 2014 après avoir été chassés du pouvoir par un coup d’État.
Quel avenir pour les casinos ?
La discussion sur le projet de loi sur les casinos, sans être ajournée, est repoussée. Paetongtarn a demandé au Bhumjaithai « de résoudre leurs désaccords internes sur la question et de maintenir l’unité du gouvernement dans un contexte de tensions entre les différents membres de la coalition ». La Première ministre voit dans ce projet d’investissement de 800 milliards de bahts un moyen de créer des milliers d’emplois et d’attirer des millions de touristes étrangers supplémentaires, Chinois en tête, à un moment où le nombre d’arrivées internationales espérées en 2025 (40 millions) ne sera pas atteint. Le Parti Populaire, par la voix de son chef adjoint, Wiroj Lakhanaadisorn, souligne que le gouvernement « doit mieux expliquer les détails du complexe de divertissement au public, notamment les avantages économiques prévus et les mesures visant à atténuer les impacts sociaux négatifs potentiels ».
Ce projet de loi sur les casinos a montré les fragilités de la coalition gouvernementale ainsi que les jeux de pouvoir et d’influence des deux partis majoritaires de celle-ci. Ni le Pheu Thai, ni le Bhumjaithai n’ont actuellement intérêt à éclater cette coalition jusqu’à aller provoquer une dissolution de la Chambre basse pour convoquer des élections générales. Les sondages, l’un après l’autre, montrent le mécontentement du peuple thaïlandais face aux politiques gouvernementales. Qui ne répondent pas à la dégradation de la situation des ménages ordinaires. Beaucoup estiment que le parti gagnant au niveau national serait le People’s Party, l’ennemi des élites.
Le mariage de raison entre le Pheu Thai et le Bhumjaithai (avec les partis militaires) continuera donc jusqu’en 2027, Thaksin Shinawatra et Newin Chidchob auront donc encore le temps d’ici-là de réfléchir à la stratégie à mettre en place pour assurer un avenir politique à leurs dynasties familiales.
Philippe Bergues
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