Une chronique cambodgienne de Yann Moreels
C’est à Poipet que la fermeture des frontières entre le Cambodge et la Thaïlande se fait le plus concrètement sentir. Il suffit d’observer les nombreux Khmers déambulant sans but, entre ceux qui ont été refoulés avec leurs bagages et ceux qui ont besoin de passer de l’autre côté pour survivre. C’est surtout toute une économie locale qui est à l’arrêt.
Des boutiques sont fermées, la vie locale d’ordinaire si agitée semble en suspens, dans une atmosphère accablée mais complètement résignée. « Les Thaïs, nos voisins, nos amis, sont ce qu’ils sont. Ils rouvriront bientôt et tout redeviendra normal. » Pour le business, pour que les Cambodgiens aillent reprendre leurs emplois, que les petits trafics reprennent, pour que les touristes reviennent dans les deux sens. Et surtout dans les échoppes.
Oui, normal, c’est le mot qu’on entend ici en ce moment. Poipet ne comprend pas que cela dure. Ils ont déjà connu cette situation, mais « avant », c’était redevenu normal rapidement, et la position d’une grille, vue de Poipet, c’est de s’ouvrir pour que le passage se fasse, pour les biens et les remorques, comme pour les gens qui travaillent. Maintenant, personne ne sait comment cela va tourner. Ce quinquagénaire soigné pour un cancer à Udon, de l’autre côté, ne sera pas opéré par un chirurgien thaï comme prévu. Personne ne passe. Et tous ces laborieux au « chômage technique thaï » attendent. La mort dans l’âme…
À Siem Reap, c’est différent, même franchement un peu plus d’humeur méchante… Tant chez les Khmers que pour les touristes qui sont arrivés tant bien que mal. Visiblement, ici, on n’aime plus les Thaïlandais depuis quelques semaines. Nombre de très petites entreprises sont en train de mourir. Les Siem Reapois n’ont plus d’argent. Les magasins ont vu leur chiffre d’affaires baisser de 50 % par rapport à la même période de basse saison de l’an dernier. Les plus grands hôtels ont 5 % de taux de remplissage, les petits et les guesthouses sont vides…
Les pauvres sont en colère… Les produits n’arrivent plus, et même cette entreprise moyenne souffre, qui attend du gros matériel de France.
Mais les sarcasmes fusent au fil des épisodes de la politique thaïlandaise, comme ils peuvent arriver par les réseaux sociaux des deux camps. Les Khmers distinguent des girouettes siamoises et des divisions bangkokiennes qui ressemblent à de la guerre civile politique. « Où sont les généraux ? De quel côté ? Pourquoi Thaksin n’arrête-t-il pas tout cela pour retrouver de l’entente cordiale entre voisins ? C’est notre destin. » Rares sont ceux qui disent que le Président Hun Sen en rajoute en faisant monter la mayonnaise, et dans quel but. Il veut la paix, à quel prix pour les frontaliers ?
Et puis, ces touristes qui vont chaque jour voir les compagnies d’autocars pour rejoindre la Thaïlande par la route. Ils sont maintenant dissuadés, mais certains avaient pourtant pris leur billet jusqu’à Poipet, pensant qu’un « passeport farang » passerait entre les portes… Obligés de faire demi-tour et de trouver en urgence un billet d’avion dans cet aéroport de Siem Reap, construit contre toute logique à 40 km de la ville. En dépit du bon sens khmer. Un investissement chinois méprisé, et desservi seulement par des vols de compagnies thaïes, qui n’ont pas manqué de doubler leurs prix depuis la fermeture des frontières.
Pauvres touristes qui, arrivant enfin à Bangkok, se voient refuser le visa, durant une heure, du fait qu’ils n’ont pas rempli online, trois jours avant leur arrivée, le document d’immigration devenu obligatoire le mois dernier. Quel progrès depuis les documents griffonnés dans les avions et validés aux guichets ! Ah mais, il faut encore passer aux guichets bien sûr !
Décidément, ils ne sont pas les seuls à penser que les Thaïlandais vont toujours de l’avant en faisant un pas en arrière. La danse des frontières se terminera le jour où les Thaïlandais resteront à quelques pas des vestiges de temples khmers, des pierres frontières en somme – et redeviendront amis avec les soldats d’en face.
Prochaine réconciliation ?
Pauvres amis thaïlandais dénigrés à Siem Reap, qui s’appelle bien mal Siem. Fragile économie cambodgienne qui souffre d’un marché bloqué. Et pauvres touristes qui pensent de façon erronée que la frontière étant fermée, cela veut dire aussi « aucun avion ». La ville de Siem Reap est vide. Angkor Vat aussi, désespérément. Et les prestataires de services sont par terre. Pour combien de temps encore, ce grand théâtre aux idées courtes ?
Comment ne pas perdre la face ? Remettons des masques, s’il le faut, cela aidera peut-être à convenir que les frontières sont toujours matérialisées par des pierres.
Or, les vieilles pierres ont été posées par qui ?
Et la ligne de partage entre les deux pays, tracée et négociée par les diplomates français, qui n’avaient eu qu’un souci : celui de faire accepter par les Siamois de se retirer derrière les anciens temples. La communauté internationale le sait. Alors, cette situation est absurde. Que les généraux respectent le peuple qui choisit ses représentants.
Une réconciliation rapide est attendue. Elle est à terme inéluctable.
Yann Moreels
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