Une analyse de Philippe Bergues
La guerre la plus bête du monde a démarré ce jeudi 24 juillet, alimentée par une surenchère de nationalisme, comme déjà relaté dans ces colonnes. Avec une nouvelle orientation depuis la révélation publique par le président du Sénat cambodgien, Hun Sen, d’un échange téléphonique avec Paetongtarn Shinawatra, dans une mise en scène qui contrevient à toute normalité et bienséance diplomatique entre deux pays voisins, partenaires de surcroît au sein de l’organisation régionale l’ASEAN (Association des Nations de l’Asie du Sud-Est fondée en 1967).
Paetongtarn accuse clairement le Cambodge d’agression
La Première ministre suspendue et toujours ministre de la Culture, Paetongtarn Shinawatra, a condamné sur X (ex-Twitter) le Cambodge d’avoir été le déclencheur « pour le recours à la violence et les actes d’agression le long de la frontière thaïlandaise, au cours desquelles la partie cambodgienne a pris l’initiative d’utiliser des armes et a tiré sur le territoire thaïlandais, touchant à la fois des fonctionnaires et des civils innocents ».
Au moment où je rédige cet article, le bilan est de 12 morts côté thaïlandais (11 civils et un soldat) et inconnu côté cambodgien. Des « fake news » ont été colportées au Cambodge sur un nombre plus important de militaires thaïlandais tués et sur un avion de combat abattu. Cette guerre stupide va avoir un coût, c’est certain. Maintenant que Hun Sen et Hun Manet, son fils Premier ministre, apparus tous les deux aujourd’hui en uniforme de chefs de guerre, ont bombardé des civils en usant de roquettes, leur crédibilité morale est mise à terre. Car il semble, qu’à cette heure, l’armée royale thaïlandaise se soit interdite – ou retenue – d’aller massacrer la population khmère.
Une guerre pour masquer des difficultés intérieures pour Hun Sen ?
Pavin Chachavalpongpun, universitaire et exilé politique thaïlandais au Japon, qu’on ne peut pas qualifier de fervent admirateur de la RTA (Royal Thai Army), voit dans cette guerre entre Khmers et Siamois, une sorte de continuation de la politique intérieure par d’autres moyens. « En période faste, les dirigeants seraient prêts à mettre l’histoire de côté, mais lorsqu’un régime devient vulnérable et rencontre des défis intérieurs, il est parfois facile, pratique et même légitime de raviver les blessures de l’histoire pour détourner l’attention nationale » a déclaré le professeur Pavin.
Cette analyse d’un politologue confirmé tend à montrer que Hun Sen, au mépris de toute considération envers la Thaïlande, a été capable d’instrumentaliser une guerre avec son voisin. Tout en sachant qu’en face, les ultranationalistes thaïlandais allaient tomber dans le panneau et les militaires prêts à en découdre, au regard de la vieille rivalité. Siem Reap, aux portes d’Angkor, tout le monde connaît ; beaucoup moins savent que ce patronyme signifie « la défaite du Siam », lié à la perte de cette région au profit du Cambodge, à l’époque de l’Indochine française.
Une guerre aussi entre clans familiaux
Thaksin Shinawatra, l’influent ancien Premier ministre, ex-conseiller personnel de Hun Sen, dont l’amitié a été trahie par le coup de fil divulgué, a aussi clairement accusé ce jeudi l’homme fort du Cambodge d’avoir commandé les attaques transfrontalières. Ajoutant que, « désormais, les forces thaïlandaises peuvent réagir selon leurs plans tactiques, et le Ministère des Affaires étrangères peut déterminer diverses mesures en toute légitimité ». Selon Thaksin, « après que la Thaïlande ait fait preuve de patience et de retenue, après avoir respecté le droit international et rempli ses devoirs de bon voisin », l’heure est aux représailles militaires. Victime et non fautive selon Thaksin, la Thaïlande vit-elle son « union sacrée » entre les Shinawatra et les forces armées ?
Quelles conséquences politiques ?
Il est trop tôt pour percevoir les conséquences politiques internes en Thaïlande à cette heure. Ni les partis de la majorité, ni ceux de l’opposition n’ont commenté les événements du jour. Cela donnera-t-il un répit au Pheu Thai, à la tête d’une courte coalition, considérée comme faible par beaucoup d’observateurs, depuis la suspension de Paetongtarn comme cheffe de gouvernement ? Les manifestations anti-gouvernementales et anti-Shinawatra prévues fin juillet, par les groupes conservateurs et royalistes, vont-elles être ajournées ou reportées ? Et qui commande aujourd’hui les opérations en Thaïlande : le pouvoir civil ou l’armée royale qui se serait émancipée de tout contrôle gouvernemental ? Le gouvernement thaïlandais n’a ainsi toujours pas nommé son ministre de la Défense depuis le récent remaniement.
Philippe Bergues
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Un soulagement et un espoir : un cessez-le-feu inconditionnel vient d’être obtenu. Le sang cessera, on l’espère, de couler. L’ASEAN sauve son image et peut s’enorgueillir d’avoir joué un rôle positif, à l’ombre, sans doute, des injonctions trumpiennes et des « fermes conseils » de Pékin.
La constitution et la réunion d’une commission de délimitation de la frontière sont prévues dans la foulée, début août.
Si ce processus aboutit, il est permis de penser que la Cour internationale de justice soit dessaisie du recours déposé par le Cambodge, une procédure que Bangkok a jusqu’ici rejetée. On espère une bonne fin du processus.
Une voie de paix est ouverte, sachant que la paix est souvent un intervalle plus ou moins long entre deux guerres dont les déterminants sont multiples et toujours prêts à s’exprimer. L’histoire est en effet tragique !
La mèche de la guerre des temples est périodiquement rallumée, mais jusque-là ce ne furent que des escarmouches frontalières limitées, comme récemment en 2008 et 2011, avec toutefois des pertes humaines, et pas seulement militaires. Dans le cas présent, le scénario emprunte une forme habituelle, mais dans un contexte renouvelé pouvant être plus explosif.
Nous semblons assister à la conjoncture explosive d’une situation politique interne aussi bien en Thaïlande qu’au Cambodge. Dans le premier cas, on a un pouvoir militaire fragilisé qui voit dans une aventure militaire un moyen de regagner une légitimité mieux assise. Au Cambodge, un gouvernement post Hun-Sen, fragile, cherche à assurer son autorité face à un voisin perçu et décrit comme dominateur.
On est dans une logique d’escalade politique doublée de symboles territoriaux immémoriaux, fortement ancrés dans les populations.
Pour le moment, la situation n’est qu’une suite d’accrochages limités entre unités frontalières autour d’une contestation de délimitation territoriale, qui peut en rester là suite à une médiation, ou s’aggraver en une forme de guerre, même limitée. Ce ne sont pas des divisions entières qui s’affrontent, mais des patrouilles qui se croisent sur des territoires mal délimités. Donc, à ce stade, il n’y a pas lieu de dramatiser.
La question est de savoir si, au plus haut niveau stratégique des États concernés, il y a la volonté de faire basculer ces incidents en guerre ouverte.
À ce jour, ni Bangkok ni Phnom Penh ne semblent vouloir franchir le pas, tant elles savent qu’elles n’en tireraient aucun bénéfice, notamment au vu du déséquilibre des forces en présence, nettement favorable à l’un des camps, et surtout parce qu’entrer dans cet engrenage ne manquerait pas de favoriser l’entrée en scène de puissances régionales.
Néanmoins, des signes inquiétants existent. D’un côté, Bangkok a renforcé sa 2e région militaire avec l’envoi de blindés légers et de drones de reconnaissance, comme de l’autre à Phnom Penh, où des unités d’élite ont été redisposées à la frontière, aussi bien dans le nord que dans le sud. La conscription générale a été déclarée. Les pions sont disposés pour avancer dans une escalade à venir, dont on ne sait si elle est préparée et envisagée, ou si c’est pour préparer un cessez-le-feu et un accord de règlement frontalier.
Les réseaux sociaux enflammés d’un côté comme de l’autre peuvent alimenter les dérives escalatoires, surtout si les forces sur place sont laissées à leur propre appréciation, si ce n’est incontrôlées, de la situation. L’ambition d’un lieutenant « trop zélé » peut suffire à « mettre le feu à la plaine ».
Le déséquilibre des forces au détriment du Cambodge est de nature à conduire à l’internationalisation du conflit, soit par le biais de l’ASEAN, soit par la Cour Internationale de Justice, que Bangkok redoute au vu de ses interprétations jugées injustes. D’où sa réticence, si ce n’est son opposition, à cette voie de règlement. Néanmoins, on peut voir là un pari diplomatique et non une stratégie de guerre totale, même si cela n’exclut pas les dérapages, tant la teneur identitaire de ce conflit est forte et à même de soulever l’emballement émotionnel des peuples. Préah Vihear n’est pas qu’un temple !
Dans l’état actuel des affrontements, la situation semble contrôlée et le point de bascule escalatoire non encore atteint. Rien ne peut présager d’une évolution aggravée, mais l’accord pour une réunion sous l’égide malaisienne – la Malaisie occupant la présidence tournante de l’ASEAN – est un espoir pour une solution d’apaisement, et espérons-le, définitive sur le tracé des frontières contestées.
Le plus grave, dans une persistance des différends, serait une possible déstabilisation de l’ASEAN – et plus largement de la région indo-pacifique – qui, en dix ans de guerre, n’a pu apporter la moindre solution au Myanmar.
Par ailleurs, le contexte géopolitique mondial opposant les USA à la Chine pourrait conduire à la volonté de disloquer un cadre institutionnel peu intégré et fragile entre deux grands belligérants potentiels, et à l’émergence de « proxies ».
Comme dans le cas du conflit Russie-Ukraine, des fractures entre pays, possiblement lourdes de divisions, pourraient conduire à faire éclater un dispositif d’accords multilatéraux, ici l’ASEAN, comme le rêve le Kremlin pour l’Europe. Une expression latine est fort utile pour servir de clé dans le déchiffrement des situations complexes voire inextricables : CUI BONO ?