Une chronique siamoise de Patrick Chesneau
Enfin le week-end ! Dans les rares écoles du sud Isan restées ouvertes en dépit des hostilités entre les deux Royaumes, cet intermède signifie tout simplement un peu de répit pour les élèves. Dans les provinces de Buriram, Surin, Si Sa Ket, Ubon Ratchathani, proches de la frontière avec le Cambodge, les journées précédentes ont encore été ponctuées par les alertes et le retentissement des sirènes.
C’est stressant, certains roulent de grosses larmes, mais les écoliers thaïlandais semblent désormais rodés à l’exercice. Comme une volée de firebacks, l’oiseau national du Royaume, ils courent se réfugier dès qu’une menace se précise. Tous aux abris. Ce pourrait être un jeu genre « Sauve qui peut ».
Sauf que c’est très sérieux. Rien de ludique.
Vendredi, tôt dans la matinée, trois soldats thaïlandais de faction au temple Ta Kwai, en plein secteur civil dans la province de Surin, ont été tués par une salve de roquettes B21. Un autre soldat est tombé ce samedi matin. Sept soldats thaïlandais sont tombés sous le feu en trois jours.
Les tirs khmers semblent toujours aussi nourris. Et, pour l’heure, la désescalade tant attendue n’est qu’une chimère.
Ce samedi après-midi, l’armée thaïlandaise a d’ailleurs averti : le Cambodge vient de déployer des lanceurs de missiles PHL-03 à longue portée. Il s’agit d’engins capables d’atteindre des objectifs à 130 km à l’intérieur du territoire siamois.
Au chapitre des opérations de représailles, les chasseurs F16 et les Gripen de l’armée de l’air thaïe ont pilonné à plusieurs reprises hier et ce samedi des positions militaires cambodgiennes, en particulier les points considérés comme stratégiques de Phu Makuea et Prasat Tha Muean Thom. Selon la 2nd Army Region, la 2ᵉ armée régionale thaïe, en charge de la zone frontalière la plus disputée par les belligérants, on affirme avoir infligé de lourdes pertes à l’ennemi en termes humains – 11 soldats cambodgiens tués – ainsi que plusieurs dépôts d’armes pulvérisés par les frappes.
Selon l’état-major thaïlandais, les forces khmères ont ouvert un nouveau front tôt samedi matin en s’emparant de trois portions de territoire dans la province de Trat, jouxtant le golfe du Siam. Des bâtiments de la marine thaïlandaise, stationnés au large, ont alors déclenché l’opération « Trat Pikhart Pairee 1 ». La Royal Thai Navy a canonné les positions khmères jusqu’à les en déloger.
Autant dire que la situation est à haut risque tout au long de la frontière commune. La loi martiale a été déclarée vendredi soir dans plusieurs secteurs des provinces de Chanthaburi et de Trat.
En remontant la frontière vers le nord, des escarmouches meurtrières ont également éclaté dans la province de Sa Kaeo. L’évacuation immédiate des populations locales a été décidée par la Burapha Task Force.
Toutefois, la zone la plus névralgique reste le Triangle d’Émeraude à la jointure de la Thaïlande, du Cambodge et du Laos.
Dans cet extrême sud Isan, ce sont maintenant 150 000 habitants qui ont trouvé refuge dans de multiples centres d’accueil. Ils continuent d’affluer. Essentiellement des chawnaa (prononcer « tchaona »), des paysans qui ont dû laisser en l’état rizières, champs, buffles, bovins et volailles dans la précipitation causée par les premiers bombardements jeudi 24 aux aurores.
Les familles s’entassent. Ambiance un peu désordonnée, tempérée par une solidarité à toute épreuve sous la supervision des autorités locales. Des appels aux dons ont été lancés. Les « déplacés » ont besoin de nourriture et de couvertures. Pourtant, personne ne se lamente ou ne se plaint. Il faut dire que prendre son mal en patience, ça, l’âme siamoise sait faire. En ce pays de ruralité profonde, la résistance à l’ennui et au découragement est presque infinie.
Élément à prendre en compte
Les provinces du sud Isan, Buriram, Surin, Si Sa Ket, Ubon Ratchathani, limitrophes de la frontière avec le Cambodge, représentent ce que l’on appelle le pays Kantrum (prononcer « kannetreume »). On y parle la langue isan dans une variante fortement mâtinée de khmer.
On y rencontre une culture originale, des musiques et des danses particulières, très empreintes de l’héritage khmer. En considérant ce patrimoine distinct du reste du Nord-Est, il saute aux yeux que la proximité avec les peuples placés sous l’égide de Phnom Penh n’est pas que géographique. Étonnante similarité des modes de vie.
Cette communauté culturelle ne suffit pas à enrayer les hostilités. La guerre est une affaire étatique. Depuis trois jours, seules les armes semblent en mesure de se faire entendre.
Entre les deux frères insensément ennemis, c’est comme si le canon était devenu le diapason.
Patrick Chesneau
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