Une chronique thaïlandaise de Philippe Bergues
Le nouveau gouvernement dirigé par Anutin Charnvirakul est en fonction depuis la toute récente approbation royale de sa composition. Dominé par le Bumjaithai et les partis conservateurs, ce gouvernement n’aurait jamais vu le jour sans les 143 votes des députés du Parti du Peuple (People’s Party) à la Chambre basse, votes qui ont permis l’intronisation d’Anutin au poste de Premier ministre. Voici quelques éléments de compréhension de la stratégie du parti « orange ».
Pourquoi les députés du Parti du Peuple ont-ils donné leur soutien à Anutin Charnvirakul ?
Ce soutien à Anutin et au Bumjaithai a été négocié et largement débattu au sein des instances du Parti du Peuple et auprès des militants, qui ont été consultés. Le leader du Parti du Peuple, Natthaphong Ruengpanyawut, a conditionné les 143 votes en faveur d’Anutin à l’engagement de ce dernier de dissoudre le Parlement, au plus tard quatre mois après sa déclaration de politique générale. Et à la mise en place de réformes institutionnelles visant à remplacer la constitution militaire de 2017, mise en place sous la junte dirigée par Prayut Chan-o-cha.
Considérée confiscatoire par l’ensemble du camp « orange ». Anutin a dû également s’engager à ne pas chercher à élargir les soutiens à son gouvernement jusqu’à l’annonce de la dissolution. Sa déclaration de politique générale devrait intervenir fin septembre, ce qui préfigure dans ce calendrier négocié, une dissolution fin janvier 2026. Le Parti du Peuple a choisi de rester jusqu’à cette date dans l’opposition et n’occupe aucun poste ministériel.
Ce soutien du parti « orange » progressiste au camp « bleu » conservateur paraît contre-nature. Pourquoi n’avoir pas soutenu Chaikasem Nitisiri du Pheu Thai, l’ultime nominé du parti thaksinien ?
Des spéculations, relayées par des experts proches des cercles entourant la monarchie, laissent à penser que le Parti du Peuple aurait donné ses suffrages à Anutin plutôt qu’à Chaikasem en raison d’une possible clémence à venir pour 44 membres du parti « orange » dont 25 députés, accusés de crime de lèse-majesté et donc de risque d’exclusion de vie politique. On sait qu’Anutin est très proche du monarque, il accompagnait le roi et la reine lors de la première visite officielle de Rama X à l’étranger, au Bouthan, en avril dernier. Ce pari d’intégrer le Parti du Peuple au système politique thaïlandais pourrait être vu comme une tentative de rendre plus « centriste » ce dernier et de « déradicaliser » son programme politique.
D’autre part, le ressenti durable de la trahison du Pheu Thai en 2023, suite à l’empêchement de Pita Limjaroenrat par le Sénat de devenir Premier ministre et de l’accord entre Thaksin et l’establishment pour ostraciser le Move Forward, ex-mouture de l’actuel parti du Peuple. Et de le dissoudre en 2024. Alors que le Pheu Thai et le Move Forward étaient sur une même ligne de dégagisme des Généraux en politique durant la campagne électorale de 2023, voilà que Thaksin s’allie avec les partis des oncles Prayut et Prawit en contrepartie de son retour d’exil, et ça, le camp « orange » ne l’a pas oublié.
La rapidité de choisir Anutin a aussi été liée à la crainte que Thaksin, in fine, ne trouve un accord avec Prayut pour que ce dernier quitte sa place de conseiller privé du roi pour redevenir chef d’un gouvernement incluant les partis de l’ancienne coalition UTN-Pheu Thai. Et pour le Parti du Peuple, il était inconcevable d’accepter un gouvernement avec à sa tête un ancien général putschiste. Qui aurait refusé toute réforme constitutionnelle. En donnant ses voix au Bumjaithai, disposant seulement de 69 députés à la Chambre basse, le Parti du Peuple savait aussi qu’Anutin serait plus contrôlable dans le respect des conditions négociées que le Pheu Thai et ses 140 députés.
Les militants du Parti du Peuple et les proches du mouvement pro-démocratie ont-ils accepté cette stratégie de nommer Anutin, pour revenir aux urnes en 2026 et espérer changer la constitution ?
Beaucoup ont exprimé leur surprise et leur déception sur les réseaux sociaux. Ne comprenant pas l’alliance de la carpe et du lapin, même si le Parti du Peuple demeure dans l’opposition. Quasiment tous les exilés politiques thaïlandais, en France comme ailleurs, ont dénoncé le soutien du parti « orange » à Anutin dans sa quête de devenir Premier ministre. Faisant remarquer que toutes les orientations conservatrices et pro-armée du Bumjaithai allaient à l’encontre des idées progressistes et réformistes du PP.
Et que les sénateurs proches d’Anutin et du réel chef du camp « bleu », l’expérimenté et roublard Newin Chidchob, à la tête du réseau des grandes familles régionales du BJT, avaient tout fait depuis 2023 pour éradiquer l’influence des députés « orange » et contrer leur programme visant à limiter le pouvoir de l’establishment militaro-royaliste et à démocratiser une véritable décentralisation en Thaïlande.
D’autres militants, plus pragmatiques, estiment que le chef du Parti du Peuple, Natthaphong Ruengpanyawut, a joué la bonne stratégie. D’une part, en empêchant le possible retour de Prayut Chan-o-cha au pouvoir, d’autre part, en obligeant Anutin à proposer une dissolution du Parlement dans quatre mois et à embrayer une réforme de la constitution. Pour cette frange du Parti du Peuple, c’était la seule solution en l’état pour parvenir à un stade supplémentaire de la démocratisation thaïlandaise. Et donc redonner la parole au peuple en 2026 plutôt qu’en 2027 alors que le pays connaît un vrai marasme économique, des inégalités sociales toujours plus criantes et une guerre larvée avec son voisin cambodgien.
L’avenir proche nous dira si le futur désiré du Parti du Peuple, en termes d’influence et de réalisation politique, nécessitait une telle stratégie ou si le Premier ministre Anutin essaiera de contourner ses engagements pour privilégier le statu quo traditionnel.
Philippe Bergues
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