Par Ioan Voicu, ancien ambassadeur de Roumanie en Thaïlande
Introduction
Le titre de cette chronique risque de forcer l’auteur à s’immerger dans une histoire longue et complexe couvrant des siècles. Pour éviter cela, par respect pour les lecteurs de Gavroche, nous nous limiterons à un récit court, accessible, mais instructif, axé sur les faits et l’importance régionale actuelle de l’affaire Preah Vihear pour l’ASEAN.
Perché au sommet d’une falaise dans les monts Dangrek, le temple de Preah Vihear, datant du XIe siècle, est un chef-d’œuvre de l’architecture khmère et un symbole de fierté culturelle. Mais depuis des décennies, ce site sacré est également au cœur d’un épineux conflit territorial entre deux voisins d’Asie du Sud-Est : la Thaïlande et le Cambodge.
Le conflit ne concerne pas le temple lui-même : la Cour internationale de Justice (CIJ), principal organe judiciaire des Nations unies, a statué en 1962 que le temple appartenait au Cambodge. La Thaïlande s’est conformée à sa décision en retirant ses troupes. Cependant, une ambiguïté subsistait concernant le territoire environnant de 4,6 kilomètres carrés. C’est cette ambiguïté qui a provoqué un regain de tensions dans les années 2000, culminant avec des affrontements militaires en 2008, puis en 2011, entraînant des pertes humaines tragiques et des dommages au temple.
Face à l’escalade des tensions, le Cambodge s’est à nouveau adressé à la CIJ en 2011, non pas pour rouvrir l’affaire, mais pour demander une interprétation formelle de l’arrêt de 1962. Il s’agissait d’une stratégie diplomatique et juridique visant à éviter un conflit armé et à clarifier les obligations des deux États.
En novembre 2013, la CIJ a rendu son interprétation tant attendue. La Cour a réaffirmé que sa décision de 1962 accordait au Cambodge non seulement la souveraineté sur le temple lui-même, mais également sur le promontoire sur lequel il se dresse. Elle a jugé que la Thaïlande était tenue de retirer tout son personnel militaire et policier de la zone. L’interprétation de la Cour s’appuyait largement sur le dispositif de l’arrêt initial et sur la carte annexée aux traités franco-siamois. Bien que l’arrêt de 1962 n’ait pas explicitement délimité la frontière, la CIJ a précisé en 2013 que la zone entourant le temple relevait de la souveraineté du Cambodge, prolongement logique de sa décision antérieure.
Les racines du conflit remontent aux cartes frontalières de l’époque coloniale. Malgré l’appartenance du temple de Preah Vihear au Cambodge, une dangereuse ambiguïté persistait quant au territoire environnant. Les tensions ont persisté jusqu’en 2008, date à laquelle l’UNESCO a inscrit le temple au patrimoine mondial, une décision qui a attisé le sentiment nationaliste en Thaïlande et déclenché des affrontements armés.
À la recherche de solutions pacifiques
Entre 2008 et 2011, plus d’une vingtaine de personnes ont été tuées et des milliers déplacées. Un deuxième arrêt de la CIJ en 2013 a réaffirmé la souveraineté du Cambodge sur les environs du temple, mais la Thaïlande a rejeté la compétence de la Cour sur les terres adjacentes, insistant sur des solutions bilatérales.
De 2011 à 2024, la frontière est restée relativement calme, grâce à des réunions bilatérales régulières et à des communications militaires directes.
Les tensions ont repris le 28 mai 2025 lorsque des échanges de tirs ont éclaté dans la zone contestée du Triangle d’Émeraude, à la jonction entre la province thaïlandaise d’Ubon Ratchathani et la province cambodgienne de Preah Vihear. Un soldat cambodgien a été tué, le premier décès depuis plus de dix ans.
Chaque camp s’est accusé mutuellement. Le Cambodge a affirmé que ses troupes avaient été prises dans une embuscade, tandis que les forces thaïlandaises ont déclaré avoir riposté aux tirs. L’affrontement a déclenché un rapide renforcement militaire des deux côtés et a fait craindre une confrontation plus large.
Malgré l’incident, les deux gouvernements ont réagi rapidement pour empêcher une nouvelle escalade. Le Premier ministre thaïlandais Paetongtarn Shinawatra et le Premier ministre cambodgien Hun Manet se sont entretenus directement quelques heures après l’incident, s’engageant à prévenir toute nouvelle escalade. Les deux dirigeants ont souligné qu’aucun des deux pays ne souhaitait la poursuite du conflit.
Malgré les progrès diplomatiques et une apparente désescalade, le Cambodge a annoncé le 2 juin son intention de poursuivre son projet initial d’action en justice internationale devant la CIJ, marquant ainsi un passage fondamental d’un règlement bilatéral des différends à un règlement multilatéral. Le 4 juin 2025, le Cambodge a officiellement déposé sa plainte devant la CIJ, invoquant des tensions récentes et des provocations antérieures. Le Cambodge s’inspire de ses victoires judiciaires devant la CIJ en 1962 et 2013, toutes deux favorables à sa revendication sur le temple de Preah Vihear. Le gouvernement thaïlandais a annoncé que la Thaïlande ne saisirait pas la CIJ du différend.
Malgré des divergences sur la soumission du différend à la CIJ, les deux pays ont convenu de poursuivre les réunions bilatérales à Phnom Penh. Cette diplomatie à deux vitesses reflète une volonté de contenir les tensions, mais son succès reste à démontrer.
Nous pouvons espérer que, lors des négociations, les deux parties s’inspireront des dispositions de la Charte de l’ASEAN (2007). Le paragraphe 1 de l’article 22 de la Charte stipule que « les États membres s’efforcent de régler pacifiquement tous les différends dans les meilleurs délais, par le dialogue, la consultation et la négociation ».
Il convient également de mentionner le Traité d’amitié et de coopération en Asie du Sud-Est (TAC), conclu en 1976, qui consacre les principes universels de coexistence pacifique et de coopération amicale entre les États d’Asie du Sud-Est. Il s’agit d’un code juridiquement contraignant régissant les relations interétatiques dans la région et au-delà. Le Traité a été amendé à trois reprises, respectivement en 1987, 1998 et 2010, afin de permettre l’adhésion d’États extérieurs à l’Asie du Sud-Est, ainsi que d’organisations régionales.
Le TAC compte 55 Hautes Parties contractantes, dont l’article 13 stipule : « Les Hautes Parties contractantes doivent faire preuve de détermination et de bonne foi pour prévenir les différends. En cas de différends sur des questions les concernant directement, notamment de nature à troubler la paix et l’harmonie régionales, elles s’abstiennent de recourir à la menace ou à l’emploi de la force et règlent en tout temps ces différends entre elles par voie de négociations amicales. »
Conclusion
L’affaire Preah Vihear entre la Thaïlande et le Cambodge illustre parfaitement la manière dont le droit international est censé apporter des solutions pacifiques à des différends complexes.
Cette affaire illustre également les défis posés par les démarcations frontalières postcoloniales. Comme de nombreux différends en Asie du Sud-Est, les racines se trouvent dans des traités et des cartes de l’époque coloniale, souvent imprécis et contestés. Ce qui importe aujourd’hui, c’est la manière dont les États font preuve de la volonté politique nécessaire et choisissent de résoudre ces héritages par des moyens pacifiques.
Pour la Thaïlande et le Cambodge, l’interprétation de la CIJ a marqué un tournant. Elle a rappelé à la région que même les différends de longue date peuvent être résolus par des moyens pacifiques et juridiques. Elle a également offert à l’ASEAN un exemple de la manière dont les institutions internationales peuvent compléter les efforts régionaux pour maintenir la paix.
Enfin, nous nous associons à l’attente formulée par le site Gavroche dans son précédent article, selon laquelle « Les tensions frontalières entre la Thaïlande et le Cambodge semblent en voie d’apaisement. […] Les forces armées thaïlandaises et cambodgiennes ont mené ensemble une inspection de la zone et réaffirmé leur engagement commun à réduire les risques de confrontation. »
Espérons que les visiteurs potentiels auront à nouveau l’occasion d’admirer la beauté de la région de Preah Vihear sans l’ombre d’un conflit, car le temple doit être non seulement un trésor culturel, mais aussi un témoin permanent et silencieux de la puissance du droit international.
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