Longtemps très surveillés et même interdits par les autorités, les combats de buffles (buffalo fighting) sont une curiosité de l’île de Koh Samui. Vivien Savage, interprète de la chanson culte « Ma p’tite lady », qui vit aujourd’hui en Thaïlande, décrit sa première rencontre avec un buffalo…
Le bruit courait chez les Thaïlandais qu’il y allait avoir un combat de buffles. Encore fallait-il être suffisamment connecté avec les gens d’ici pour qu’il en transpire jusqu’à vous l’information. Ce serait tel jour à telle heure, à moins que cela ne soit le lendemain ou même le jour d’après, l’exactitude n’étant pas la première qualité des âmes simples qui vous mettaient sur le coup. Dans cette clairière, on avait délimité une enceinte, comme une sorte de corral, avec de vieux pieux de bois enfoncés profondément dans la terre et reliés les uns aux autres par deux ou trois étages de vieilles planches solidement arrimées avec de grosses cordes. Au centre du cercle, on s’était arrangé pour former une mare de cinq à six mètres de diamètre. De part et d’autre de la mare, un large tissu de coton blanc pendait d’une corde tendue entre deux poteaux. Un peu comme des draps que l’on aurait cousus ensemble pour en faire un écran de cinéma. Le secret dépendait du fait que les deux animaux devaient jusqu’à l’instant « T » de l’affrontement ignorer la présence de l’autre. Aussi, pendant les préparatifs, chacun des deux paysans avait-il pris bien soin de faire patienter son buffle à bonne distance des naseaux de l’autre.
Un rituel précis
Quand tout était prêt, les deux propriétaires devaient conduire chacun à son tour leur champion à l’intérieur du cercle. Le buffle est un animal plutôt bonasse, rarement agressif, mais doué d’une force impressionnante qu’il tient pour l’essentiel de son cou large, de son encolure et de ses épaules. Du fait de son habitude à vivre jamais trop loin des hommes, sa majesté n’est pas trop farouche et se laisse mener facilement.
Alors que les premiers spectateurs arrivaient au compte goutte pour se placer derrière les barrières et qu’un marchand de glaces et un autre de calamars séchés installaient à bonne distance leurs triporteurs flanqués de parasols, on menait paisiblement le premier buffle jusqu’à un bon tiers du cercle. celui-ci, qui avait attendu au bout d’une corde en plein soleil, et devait avoir chaud, observait toujours le même rituel. après avoir apprécié ce nouveau territoire, il s’en allait lentement de lui-même jusqu’à la flaque d’eau où il s’immobilisait toujours de face devant le grand carré blanc. enfin, après avoir donné quelques coups de langue sur la surface de la mare, il s’y avançait pour s’y rouler en toute confiance et s’y couchait paisiblement. Ayant compris que cette place était la plus confortable du nouvel espace qu’on lui proposait, il n’en bougerait plus.
Après s’être assuré que le premier animal s’était suffisamment assoupi, on amenait alors discrètement le second par l’autre côté de la clairière. L’opération, qui devait s’accomplir dans la perpendiculaire de l’axe défini par le large carré blanc, était délicate. L’éleveur, en prenant plus d’une précaution, ouvrait la marche. Il progressait lentement juste devant la grosse tête, laissant l’extrémité de son bâton posée sur son front, entre les deux cornes, afin que l’animal, qui le connaissait bien, le suive et ne s’écarte pas de la bonne trajectoire. quand ils étaient suffisamment près de la petite mare, pour que le buffle la repère dans son champ de vision, il s’écartait, puis disparaissait. Le buffle poursuivait alors seul, et comme l’autre avant lui, sans même l’apercevoir, se dirigeait tranquillement jusqu’à la grande flaque d’eau où il se couchait à son tour, en face de l’écran.
Durant le temps de cette mise en situation, les spectateurs s’étaient positionnés en famille autour de la barrière. Ceux qui connaissaient la force de l’un ou de l’autre des buffles étaient curieux de voir lequel l’emporterait. Quand leurs propriétaires tombaient d’accord pour dire que tout était prêt, on voyait alors sauter dans l’enceinte avec souplesse un fils ou un cousin plus jeune qui partait sur la pointe des pieds pour aller grimper sur l’un des poteaux où il saisissait l’une des extrémités de la corde, en défaisait les attaches et après l’avoir jetée avec force entre les deux animaux, comme l’écran se répandait par terre, se tirait à toute bourre en criant très fort « leo ! leo ! (vite ! vite !) ».
Le jeu est lancé !
Les deux buffles, plongés jusqu’à lors dans une profonde léthargie, se retrouvant tout à coup face à face et considérant qu’un intrus venait d’investir leur territoire, optaient pour une attitude des plus agressives. Ils se relevaient d’un seul coup sur leurs pattes et, bien campés sur le sol, s’observaient, soufflant puissamment par terre, se défiant en cherchant à prendre l’ascendant. Tout allait alors très vite ! Les deux mâles, très en colère, arrondissaient leur cou et basculant leur tête le plus bas possible pour faire de l’avant de leur crâne un boutoir surpuissant, puis se chargeaient en se télescopant de pleine face. Chacun avec ses cornes cherchait alors à coincer les cornes de l’autre et à le renverser pour le retourner sur le dos. c’était impressionnant ! Le premier choc, d’abord, sourd et brutal. Puis les clameurs du public qui s’enhardissait à mesure que les deux animaux montraient leur force. Dès lors, on assistait dans un silence presque parfait à cette danse un peu lourde, tout au ralenti, presque langoureuse. Chaque animal développait l’arrondi trapu de ses épaules et soufflait de toutes ses narines, crachant, émettant des beuglements intenses, s’efforçant de rester bien encastré dans les cornes de son adversaire pour ne pas se trouver planté la gueule dans la poussière. Puis, soudainement, ils se décrochaient.
Les cornes, à force de frotter la peau et de peser sur les deux encolures, faisaient apparaître du sang à travers les poils du cou. après le premier assaut, les deux mâles évoluaient de nouveau face à face. mais, très vite, sans que chacun n’ait eu le temps de recouvrer tout son souffle, ils s’accrochaient de nouveau le front avec sauvagerie. Le pas de deux reprenait, laborieux, presque sensuel et jusqu’à ce que brusquement l’un ou l’autre des deux champions ne commence à accuser une faiblesse. Peut-être le moins assuré des deux ayant perdu de son assise commençait-il à glisser ? L’un poussait l’autre qui reculait maintenant dans la poussière sans que rien ne puisse l’arrêter. quand le plus faible fut sur le point d’être renversé, il réunit ses dernières forces pour dégager ses cornes, et d’un coup de rein magnifique se retourna tout entier, faisant voler en éclat quelques planches de la barrière, et se sauva comme un chien fou qui se serait fait mordre par une meute de loups. Il s’enfuyait à travers les herbes hautes et les cocotiers, suivi de près par son adversaire, jusqu’à les perdre de vue !
Le jeu s’achevait alors dans une franche partie de rigolade. C’était le plus faible qui, abandonnant la clairière pour se sauver, concédait à celui qui lui courait derrière la victoire. On commentait le triomphe. On revenait pour rire sur le montant des paris. et les femmes qui riaient elles aussi s’enthousiasmaient de voir les plus petits se baisser ou monter sur la pointe de leurs pieds pour chercher à voir encore quelque chose par où les bêtes avaient disparu.
(Vivien Savage – Gavroche)
