La cuisine sous clé

Date de publication : 05/03/2024
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La cuisine sous clé - Livre

 

Et si l’on cuisinait dans les prisons ?

 

Une chronique culinaire (et pour une fois franco-française) de François Guilbert

 

Chaque année, c’est par dizaines que se comptent les ouvrages de « cuisine ». Gavroche ne saurait, bien évidemment, rendre compte de tous. A défaut de cette exhaustivité inaccessible, nous nous efforçons de chroniquer nos coups de cœur et de mieux faire connaître les cultures culinaires d’Asie. Alors pourquoi cette semaine parler de l’ouvrage de Josu Urrutikoetxea ?

 

Ce livre ne parle pas de l’Asie. En outre, bien qu’édité en janvier 2024, il n’est pas à proprement parlé une « nouveauté ». En effet, c’est une traduction d’un récit qui a commencé à être publié, il y a 28 ans. De plus, ses 159 recettes relèvent d’une vaste palette d’origines géographiques mais principalement européennes. En outre, si Josu Urrutikoetxea est viscéralement attaché à son identité basque, bon nombre des recettes dépeintes n’appartiennent pas, stricto sensu, au patrimoine vivant des deux côtés des Pyrénées. A vrai dire, leur intérêt est intimement lié à l’histoire de leur conteur et à la singularité de leurs lieux d’expérimentation.

 

Leur auteur, aujourd’hui septuagénaire, a été un acteur majeur de la mouvance séparatiste de l’ETA. Après avoir appartenu à son appareil politique en Biscaye, il a rejoint sa branche armée dès le début des années 70. Dans l’Histoire, il restera toutefois l’une des deux voix par lesquelles fut annoncée le 3 mai 2018 la dissolution d’ETA, après soixante ans d’existence. Pour son combat politique, Josu Urrutikoetxea a été huit ans derrière les barreaux, notamment à la prison de Fresnes en banlieue parisienne puis dans celle de Muret, au sud de Toulouse. C’est dans ces geôles que le militant qui a passé dix-sept années dans la clandestinité, a rassemblé et testé les recettes de sa « Cuisine sous clé ».

 

En voyant comment Josu Urrutikoetxea a mis au service de son projet politique son goût pour la cuisine, une praxis répondant à ses appétits et sa sociabilité, on ne peut que se demander comment les centaines de prisonniers politiques en Asie vivent, eux aussi, la cuisine dans leur univers carcéral.

 

On en sait dans la plupart des pays peu de choses. Les témoignages mis en pages se concentrent, le plus souvent, sur les violences physiques et psychiques faites aux personnes, et le contexte politique dans lesquelles elles se déroulent. On ne dispose guère de détails sur le quotidien alimentaire et son ordonnancement. Certes, les expériences sont très différentes d’un régime à l’autre, d’une période à une autre. On ne saurait comparer les conditions d’incarcération en France et en Espagne dans les années 90 à celles des pays d’Asie d’aujourd’hui mais bien des ressorts expliqués, ici, par Josu Urrutikoetxea, alias Josu Ternera, sont similaires.

 

Le manuscrit publié par les Éditions Syllepse est le fruit de la mémoire de l’auteur, des préparations griffonnées dans ses cahiers, de ses notes de lecture, des confidences de codétenus et, plus encore, de sa mise en pratique en milieu fermé. La cuisine aura été pour Josu Urrutikoetxea un des éléments de résistance à l’enfermement voire une affirmation de son identité culturelle et politique. Au fil des pages, on perçoit que l’accès aux savoirs culinaires est devenu une construction mentale et une forme d’évasion. Il aura concouru très directement à adoucir le quotidien. Les desserts, pensés ou conçus, jouant à ce titre un rôle important. Beaucoup de mets permettent de vivre des moments « totems » que les prisonniers partagent avec d’autres ou veulent pratiquer en solitude ; ainsi en est-il des anniversaires ou de la consommation des classiques des fêtes religieuses.

 

Dans un environnement construit sur des routines, la cuisine des captifs permet de changer le quotidien en profondeur. Elle offre la possibilité d’ajouter des touches personnelles aux mets les plus communs ou les plus appréciés. Elle est, de fait, une source sans fin d’inventivités et de jouissances créatives. Les ajustements personnels permettent de s’affranchir quelque peu du temps carcéral et de gérer, au mieux, l’irrégularité d’accès aux ingrédients et de s’adapter au caractère changeant des modes de réalisation.

 

La cuisine en milieu fermé, ce n’est pas seulement des odeurs et des saveurs, c’est aussi un lexique, un récit qui peut se proclamer à la cantonade. Josu Urrutikoetxea raconte comment il déclinait à haute voix ses recettes pour faire saliver les copains et se remémorer le dehors au pays. Cela peut aussi permettre de maintenir des liens « concrets », du quotidien avec la famille et les proches, en partageant avec eux le résultat des essais culinaires et parfois les plats eux-mêmes. Dans le monde clos, les plats sont des temps de partage, des expressions de solidarité entre prisonniers politiques mais également avec des détenus de droit commun. Le partage se matérialise en bien des lieux (ex. cellules, promenades, terrains de sport,…). La cuisine devient ainsi un prétexte à être ensemble et à des dialogues.

 

Comme dans tout pénitencier du monde, Josu Urrutikoetxea dépeint sa quête des ingrédients rares (ex. farine, saumon) ou interdits. Avec émotion, il rappelle son attachement psychologique et matériel au temps des colis, et tout particulièrement ceux de Noël avec leurs 5kg permettant de faire entrer des produits typiques (ex. kokotxas (langue de merlu), morue salée, piments,…), avec une préférence pour ceux se conservant longtemps. Les aliments reçus permettent les échanges entre détenus et de rémunérer les prisonniers « prête-noms » qui n’ont personne à l’extérieur pour les aider.

 

C’est toute une économie parallèle qui est dépeinte, avec ses investissements lors des cantines exceptionnelles se présentant notamment à l’occasion des fêtes juives et musulmanes. Le volet illégal ne manque pas au panorama. Les produits de la contrebande venant de l’intérieur (ex. cuisines, gardiens, jardins cultivés) ou avec l’extérieur sont ainsi évoqués. Il en est de même du recyclage de boîtes de conserve, de Kleenex et de morceaux de serpillère pour disposer de fourneaux et de mèches de chauffe. Avec ce témoignage d’un praticien, on perçoit combien il est impératif pour tout prisonnier-gourmet de devenir un maître du feu et des fumées. L’ingéniosité avec deux plaques électriques permet manifestement les réalisations les plus audacieuses. Dans cette économie très circulaire, rien n’est perdu. Ainsi en est-il du réemploi des restes des gamelles, certains produits se montrant plus abondants que d’autres (ex. fromages), du fait des préférences alimentaires des prisonniers.

 

Si la cuisine donne du plaisir, même en milieu fermé, sa pratique n’en est pas moins aussi une source de rapports de force, de coercitions entre détenus mais également avec les personnels pénitentiaires. Les confiscations des ustensiles de cuisine voire des mets sont autant d’expériences d’une rare violence. Dans cet affrontement, les grèves de la faim ont une place particulière. Josu Urrutikoetxea qui a en conduit plusieurs, rapporte brièvement cette expérience en revenant sur comment s’y préparer et en sortir, en limitant le plus possibles les effets gastriques les plus désagréables. Dans l’avant et l’après, frugalité et plaisirs seraient les maîtres mots. Autre conseil de l’ex-détenu, pour bien maîtriser le temps carcéral, ne pas se presser dans sa gestion du petit-déjeuner ; décidément le repas le plus important de la journée dans les milieux fermés et ouverts.

 

Dans un livre où transparaît beaucoup de privations, point de rancœur. On peut même parler d’une certaine joie de vivre, faite de petits riens et de partages avec les autres détenus et, de temps à autres, avec les gardiens. Mais tout au long du récit, Josu Urrutikoetxea ne perd pas le fil de son objectif politique et nationaliste. Ainsi, si la gastronomie a constitué un temps important de sa vie carcérale, il laisse entendre qu’elle a pu jouer un rôle dans les processus de paix et ses négociations internationales induites. Le leader basque ne rentre pas dans le détail sur ce point. Il a laissé à son préfacier la responsabilité d’aborder le sujet de manière plus complète. C’est donc à Gerry Adams, le leader nord-irlandais, que cette tâche a incombé. En quatre pages, il est donc revenu sur le rôle de la nourriture dans la tactique de négociation du Sinn Fein.

 

Depuis Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord au Congrès de Vienne en 1814 – 1815, on sait combien la table des diplomates concourt aux relations interétatiques. Mais, elle joue un rôle, tout aussi important, dans les négociations avec des acteurs « non-étatiques ». Il faut se le tenir pour dit ! Pour ceux qui voudraient aller plus loin sur ce thème, un conseil : se (re)plonger avec délices dans les pages du livre de cuisine commis il y a quelques années par G. Adams lui-même (Peas Process : The Negociations Cookbook, Republican Merchandise, 1998, 78 p (non traduit en français)). Il y détaille les plats consommés par les républicains irlandais durant les pourparlers ayant abouti à la conclusion de l’accord de paix dit du Vendredi Saint ayant mis fin en 1998 à trois décennies d’affrontements sanglants, les prises de poids des uns et des autres et les menus imposés par le premier ministre britannique, Tony Blair, faits de pizzas et de plats chinois. A lire en urgence par ceux qui voudront s’entremettre dans des processus de paix en Birmanie, en Papouasie ou ailleurs.

 

Josu Urrutikoetxea : La cuisine sous clé, Éditions Syllepse, Paris, 2024, 126 p, 15€

 

François Guilbert

 

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