Taïwan, la présidente et la guerre

Date de publication : 07/01/2024
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Taïwan, la présidente et la guerre

 

Tout savoir (et surtout mieux comprendre) sur Taïwan à la veille de la présidentielle.

 

Une chronique livre de François Guilbert

 

Dans quelques jours, le 13 janvier 2024, les citoyens taïwanais seront appelés aux urnes. Ils choisiront librement en dépit des pressions de Pékin leur nouveau chef de l’État, un(e) vice-président(e) de la République de Chine et leurs députés. Mais au-delà de ce contexte électoral particulier, pour comprendre la démocratie taïwanaise à l’heure où la République populaire multiplie ses démonstrations de force, des confins du Yunnan aux mers de Chine, et n’écarte pas le recours à la force pour réunifier la patrie, rien de mieux que de se plonger dans l’essai du journaliste de Libération Arnaud Vaulerin. En fin observateur de l’Asie du Nord-Est et du Sud-Est, celui-ci nous livre une enquête très fouillée sur la présidente sortante, Mme Tsai Ing-wen, son parcours politico-académique atypique et le bilan de ses deux mandats présidentiels (2016 – 2020, 2020 – 2024).

 

Mme Tsai Ing-wen : une femme politique d’exception

 

A la différence de la plupart des autres femmes parvenues à la tête de l’État ou du gouvernement des nations de l’Asie – Pacifique (cf. Sheikh Hasina & Khaleda Zia (Bangladesh), Aung San Suu Kyi (Birmanie), Park Geun-hye (Corée du sud), Indira Gandhi (Inde), Megawati Sukarnoputri (Indonésie), Bidya Devi Bhandari (Népal), Benazir Bhutto (Pakistan), Cory Aquino & Gloria Macapagal-Arroyo (Philippines), Chandrika Kumaratunga (Sri Lanka), Naomi Mata’afa (Samoa), Yingluck Shinawatra (Thaïlande)), excusez du peu, la sexagénaire  taïwanaise, célibataire et sans enfant, n’est pas une héritière () : fille, sœur ou veuve d’un dirigeant masculin. Son parcours politique ascensionnel s’est avéré plus semblable à celui de ses consœurs du Pacifique insulaire (cf. Julia Gillard (Australie), Hilda Heine (Marshall), Helen Clark, Jenny Shipley & Jacinda Ardern (Nouvelle-Zélande)). Pas sûr toutefois que cette singularité îlienne soit jugée d’importance pour Mme Tsai. Bien que vivant dans l’une des démocraties les plus abouties de l’Orient, elle n’est jamais apparue comme une femme soucieuse de féminiser les instances dirigeantes de son pays voire porteuse d’un projet politique féministe à part entière. Néanmoins, prendre le prisme de la présidente sortante pour se pencher sur l’état de la démocratie taïwanaise est un parti pris d’autant plus fascinant qu’il s’agit d’examiner l’évolution d’une société et de ses pratiques politiques à l’aune d’une femme conservatrice, parvenue aux plus hautes fonctions par l’entremise d’un parti progressiste conquis au plus bas dans l’opinion. Un vrai tour de force.

 

Deux mandats présidentiels bien remplis

 

En moins de 150 pages, A. Vaulerin a brassé large pour nous dépeindre l’île de Taïwan en ce début 2024. Revenant sur l’histoire personnelle, intellectuelle et institutionnelle de la dirigeante qui ne pouvait constitutionnellement concourir à nouveau, tour à tour, on se penche sur ses filiations hakka et paiwan, sa famille restée dans l’ombre et quelques-uns de ses goûts tenus secrets. Il est vrai que la dame ne se livre guère au-delà des cercles de quelques intimes. Son éducation à Taïwan puis dans deux prestigieux établissements scolaires étrangers (Etats-Unis (université de Cornell), Royaume Uni (London School of Economics)) l’ont préparé aux postes de haute responsabilité et familiarisé avec des sujets d’actualité les plus sensibles, comme en témoigne aujourd’hui encore le sujet retenu pour son doctorat d’économie (Pratiques commerciales déloyales et mesures de sauvegarde).

 

Au travers de ce qui peut paraître comme une biographie d’un leader d’État émerge des choix audacieux, comme son geste de repentance nationale aux peuples autochtones de l’île ou, plus forcé, pour faire sienne le mariage pour tous en 2019 mais également des décisions très impopulaires visant à réformer les règles du travail et le régime des retraites. Au cours de ses mandats, l’infatigable chef de l’État à multiplier les chantiers, n’hésitant pas à conduire une ambitieuse politique de l’innovation (dite 5+2) ou encore en introduisant un nouveau récit de politique étrangère (Nouvelle politique en direction du Sud) alors que Taïwan a vu un grand nombre de ses partenaires étrangers nouer des relations diplomatiques avec Pékin (-38 % de 2016 à 2023).

 

Une bonne connaisseuse de la Chine communiste quitte le pouvoir

 

Alors que huit États souverains ont rompu leurs relations diplomatiques avec la République de Chine ces huit dernières années, il ne faudrait pas en conclure que Mme Tsai méconnaissait la puissance qui entend, tôt ou tard, absorber Taïwan. Depuis le début des années 90, la présidente a été une négociatrice internationale au cœur des relations sino-taïwanaises. A ce titre, ses fonctions au Conseil des affaires continentales et le président de la République Lee Teng-hui (1988 – 2000) ont profondément marqué la carrière de la future présidente. Ils ont contribué à forger ses convictions et par là-même son projet politique.

 

La brillante technocrate est devenue au cours des deux dernières décennies une habile politique, pour ne pas dire politicienne. Le détour par le passé pour parler des enjeux présents et futurs est l’occasion de revenir sur le chemin sinueux des relations entre les deux entités politiques qui se sont font face depuis 1949 dans le détroit. Il souligne, ô combien, Pékin est non seulement capable de reniements mais de les énoncer avec aplombs et distorsions de l’écriture de l’Histoire. Au fil des ans et plus encore depuis l’installation au pouvoir du président Xi Jinping, la République populaire interprète à sa sauce le « consensus de 1992 » pour proclamer l’existence d’une seule Chine mais selon ses seuls termes de référence. Pourtant, il ne fait l’ombre d’aucun doute que Pékin et Taipeh ne rêvent pas de la même Chine « unifiée ». Mme Tsai a d’ailleurs été, dès la mi-90, l’une des génitrices du concept du nécessaire développement des relations d’État à État pour répondre aux velléités de rapprochement. Une évolution sémantique essentielle pour l’avenir.

 

En ayant été associée aux vicissitudes des relations de la République de Chine depuis plus d’un quart de siècle, Mme Tsai est certainement la dirigeante asiatique et internationale la plus expérimentée dans les relations extérieures conduites par les organes centraux du Parti communiste chinois. N’ayant plus de mandats officiels dans un futur proche, l’ex-leader de la vibrante démocratie insulaire de 23 millions d’habitants pourrait s’avérer d’utiles conseils aux dirigeants occidentaux engagés dans des relations tumultueuses avec les cercles du pouvoir de Zhongnanhai.

 

Quels que soient les avis de tempêtes énoncés depuis la République populaire vers l’Amérique et l’Europe, n’oublions pas qu’il est possible de souligner son attachement à une seule Chine mais encore ne faudrait-il pas oublier que les deux parties chinoises concernées au premier chef ont, chacune, leur propre interprétation de l’unité mais aussi que Pékin s’emploie avec constance à saper l’unité même exprimée par les Taïwanais. Sur ce thème, A. Vaulerin n’a pas hésité à mettre les pieds dans le plat et rappelle que quand le président Xi Jinping parle de « réunification », il convient de se souvenir que la Chine populaire n’a jamais administré Taïwan et que les rattachistes représentent moins du quart du corps électoral de l’île. Autrement dit comme l’a souligné le sinologue français Jean-Pierre Cabestan, avec le président Xi « c’est l’émergence d’un nationalisme revanchard et conquérant qui s’affirme ».

 

Regarder vers l’Ukraine et les États-Unis !

 

Au regard de cette posture de contrainte affirmée de manière répétée par Pékin, le grand reporter, basé aujourd’hui à Paris, n’a pas manqué de chercher les leçons à tirer par Taipeh de la guerre d’agression russe en Ukraine, à commencer pour les îles Kinmen et Matsu à quelques encablures de la République populaire ; bombardées intensément par le régime maoïste en 1958 et fréquemment jusqu’en 1979. Pour autant, rien n’est moins sûr qu’un conflit armé direct, comme le montre très bien le chapitre consacré à Mme Tsai et la guerre.

 

Mais tout conflit sino-taiwanais ne pouvant s’envisager sans les Américains, l’auteur a eu bien raison d’attirer l’attention de ses lecteurs sur la colistière du candidat Lai Ching-te (alias William Lai) du Parti démocrate progressiste (DPP), bien placé pour s’installer dans le fauteuil laissé vacant par Mme Tsai. La jeune quinquagénaire Mme Hsiao Bi-khim, familière de l’Internationale libérale, l’est tout autant des arcanes de Washington où elle a représenté Taïwan de juillet 2020 à novembre 2023. Celle qui fut également une parlementaire a su y nouer des relations étroites tant avec les Démocrates que les Républicains. Détentrice également de la nationalité américaine et née au Japon, elle n’hésite pas à se présenter publiquement comme une « chatte guerrière », en référence aux diplomates dits « loups guerriers » du président Xi Jinping, et pourrait bien jouer un rôle de premier plan dans les années qui viennent pour la stabilité de toute l’Asie – Pacifique. Une personnalité politique à suivre avec la plus grande attention, sans aucun doute.

 

François Guilbert

 

Arnaud Vaulerin : Taïwan, la présidente et la guerre, Novice, Paris, 2023, 146 p

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