S’il est un individu qui porte particulièrement sur les nerfs de la junte au pouvoir en Thaïlande, c’est bien Ekachai Hongkangwang. Ce quadragénaire, ancien vendeur de tickets de loterie passé par l’université, multiplie depuis plusieurs mois les actions-surprise, lesquelles mettent en exergue l’apparente hypocrisie des généraux qui se sont saisi du pouvoir en 2014.
« Je me dis que si je lance de telles actions et que je ne suis pas emprisonné, cela va inciter d’autres à me suivre. La peur que cherche à répandre la junte va se diluer », confie Ekachai assis sur le sofa de sa maison de Bangkok, un compartiment chinois aux murs dénudés à l’exception de quelques portraits du roi défunt Bhumibol Adulyadej.
Au début de l’an dernier, une plaque commémorative en bronze installée dans le vieux Bangkok par les révolutionnaires de 1932 pour célébrer l’abolition de la monarchie absolue avait été mystérieusement remplacée par une autre plaque portant des slogans royalistes.
Le gouvernement a laissé cette plaque apocryphe en place et n’a fait aucun effort pour retrouver l’ancienne ou identifier les auteurs du méfait.
Cette inaction a rendu Ekachai furieux. « Ceux qui ont opéré cette substitution veulent effacer l’histoire, ce sont des ennemis de la révolution de 1932 », dit-il.
Le 24 juin dernier, jour anniversaire du coup d’Etat qui renversa la monarchie absolue, il est donc venu seul sur la place royale avec dans les mains une reproduction de la plaque révolutionnaire originale et un sac de plâtre pour la placer sur la stèle impostrice.
Immédiatement arrêté, il a été interrogé pendant six heures par les militaires qui lui ont fait promettre de cesser « toute activité politique ». « Les policiers ont dit qu’ils m’accuseraient de crime de lèse-majesté ou de crime de sédition, mais de mon point de vue, je n’ai enfreint aucune loi, bien au contraire », renchérit le militant.
Plus récemment, c’est la saga des montres du numéro deux de la junte, le vice-Premier ministre Prawit Wongsuwan, qui a mobilisé l’énergie d’Ekachai.
Des photos de presse ont montré que le général Prawit possédait au moins 25 montres de luxe – Richard Mille, Rolex, Audemars Piguet, entre autres – pour un total de plus d’un million d’euros.
Ces montres n’ont pas été consignées dans sa déclaration de biens quand il a pris ses fonctions au sein du gouvernement comme l’exige la loi.
Depuis, le « Seigneur des Montres » est tourné en ridicule par les médias, mais la commission anti-corruption traine les pieds pour mener l’enquête.
Pour Ekachai, la cible était trop belle pour ne pas tenter de la viser.
Ekachai Hongkangwang déploie une bannière montrant des articles de la presse internationale portant sur le scandale des montres du vice-Premier ministre Prawit Wongsuwan. (photo A.D.)
En décembre dernier, Ekachai a bloqué le convoi officiel du vice-Premier ministre pour lui offrir sa Seiko, d’une valeur d’environ 30 euros. « Pour savoir l’heure, il suffit d’avoir une montre bon marché. J’ai voulu lui offrir parce qu’il est devenu gênant pour lui de porter des montres de luxe », explique Ekachai.
Mais ce cadeau de Nouvel An avait aussi une valeur symbolique : « Comme les généraux ont reporté à quatre ou cinq reprises la date des élections, je pense qu’il leur faut une montre pour qu’ils sachent que leur temps est compté », ajoute-t-il avec malice.
Inutile de dire qu’il a de nouveau été arrêté sur le champ et s’est vu encore une fois vertement sermonné par les hommes en uniforme.
Depuis, Ekachai se rend presque tous les matins au siège du gouvernement pour essayer d’offrir l’une de ses montres en main propre au vice-Premier ministre.
Mais si Ekachai peut sembler prêt à tout, il dit « très bien connaître les limites » de ce qu’il peut faire sans se créer trop d’ennuis.
De 2013 à novembre 2015, il a passé deux ans et huit mois en prison pour crime de lèse-majesté : il avait vendu des DVD d’un programme de la télévision australienne sur la famille royale thaïlandaise.
C’est durant cette dure période de détention que cet ancien militant de l’Union pour la Démocratie et contre la Dictature (UDD), regroupant les Chemises rouges, avait perdu ses illusions sur les leaders de ce mouvement.
« En prison, ils vivaient une vie de privilégiés, jouaient aux échecs en sirotant du café. Dans le même temps, ils parlaient d’égalité. Cela n’avait aucun sens », avait-il confié au site Khaosod English peu après sa libération.
Lui-même et ses compagnons, entassés à 40 dans une cellule de 4 mètres sur 12, n’ont pratiquement jamais été visités durant leur détention par les leaders du mouvement qui étaient en liberté.
De la même manière, Ekachai dit avoir été déçu par les anciens députés du parti pro-Thaksin Puea Thai, qui « accusent les autres politiciens d’adopter un statut d’élite, mais qui, en fait, sont eux aussi devenus une partie de l’élite. Mon espoir repose sur les petites gens, sur la nouvelle génération, et non pas sur les politiciens. Les gens ordinaires qui continuent à résister au gouvernement militaire sont beaucoup plus sincères. »
Cette période en prison a marqué Ekachai. En mai 2016, il a créé avec des amis un groupement nommé For Friends Association pour récolter des fonds afin de venir en aide aux quelque 50 détenus pour crime de lèse-majesté et aux centaines de prisonniers politiques.
Il affirme aussi être désormais attentif « à n’enfreindre aucune loi, notamment celle concernant le crime de lèse-majesté et celle contre le crime de sédition ».
Cela ne l’a toutefois pas empêché d’être inculpé de sédition le 30 janvier dernier après avoir participé quelques jours auparavant à une rare manifestation d’opposition à la junte.
«Les militaires savent que s’ils organisent les élections maintenant, ils perdraient. »
Récemment, Ekachai a aussi été agressé dans la rue à deux reprises, une fois près du siège du gouvernement, où il se rendait, et une fois près de chez lui, alors qu’il attendait à un arrêt d’autobus.
Selon lui, les militaires au pouvoir sont derrière ces agressions. « Ils ont envoyé quelqu’un pour me frapper, un espion travaillant pour les militaires », affirme-t-il.
La police et les militaires surveillent en effet tous ses déplacements et savent donc exactement en permanence où il se trouve.
Désormais, il garde une tige de fer à portée de main quand il est chez lui au cas où quelqu’un tenterait de forcer sa porte pour l’attaquer.
A ses yeux, le marasme politique dans lequel s’est engluée la Thaïlande vient en grande partie des interventions constantes des militaires en politique.
« Depuis 1932, il y a eu une vingtaine de coups d’État. Les militaires ont été au pouvoir pendant plus de la moitié du temps », s’exclame-t-il.
Et il ne voit pas d’issue à court terme, notamment du fait d’une constitution taillée sur mesure pour les maintenir en pouvoir sous une forme ou sous une autre, mais aussi du fait de la passivité de la population, laquelle se plaint du report répété de la date des prochaines élections, mais n’agit pas.
« C’est la tradition thaïe. Les gens ont facilement peur et ne sont pas très courageux », constate-t-il. Il salue toutefois l’action des étudiants et des militants, menés entre autres par Rangsiman Rome, qui ont lancé une série de manifestations anti-junte depuis le début de l’année tout en constatant qu’ils « manquent d’expérience » et « risquent d’être accusés d’avoir enfreint la loi » à cause des risques qu’ils prennent.
Pour lui, il ne fait aucun doute que la junte du général Prayuth Chan-ocha veut perpétuer son pouvoir. « Les militaires savent que s’ils organisent les élections maintenant, ils perdraient. Ils vont donc reporter le scrutin tant qu’il le faudra jusqu’à ce qu’ils seront sûr de gagner », affirme-t-il.
Arnaud Dubus (www.gavroche-thailande.com)