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Crise politique: La Thaïlande dans une impasse

Journaliste : Arnaud Dubus
La source : Gavroche
Date de publication : 07/05/2019
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Samak limogé, le beau-frère de Thaksin, Somchaï Wongsawat, dont la nomination a été confirmée par le Parlement le 17 septembre, aura la lourde responsabilité d’amener les tenaces dirigeants du front P.A.D. à la réconciliation. Mais le bout du tunnel ne semble pas pour demain, et la crise qui divise le pays depuis deux ans risque de perdurer.

 

Pour la première fois, depuis 2001, le Premier ministre thaïlandais est un technocrate modéré et plutôt discret, au caractère très éloigné des personnalités flamboyantes et controversées de ses deux prédécesseurs, Thaksin Shinawatra et Samak Sundaravej.

 

Nominé par le Parti du pouvoir du peuple, la principale formation de la coalition gouvernementale, Somchaï a pris la tête du gouvernement après que Samak Sundaravej a été limogé par la Cour constitutionnelle le 9 septembre pour violation de la constitution.

 

Mais l’arrivée au pouvoir de ce juge de formation, dont la compétence est reconnue et la flexibilité appréciée, va-t-elle pour autant agir comme un baume bienfaisant sur une Thaïlande meurtrie par trois ans de crise politique?

 

Rien n’est moins sûr, car Somchaï présente un sérieux défaut dans la cuirasse: il est le beau-frère de Thaksin Shinawatra, l’ancien Premier ministre poursuivi pour corruption et réfugié en Grande-Bretagne.

 

D’ores et déjà, les manifestants de l’Alliance populaire pour la démocratie (PAD), qui occupent les jardins du Palais du gouvernement, depuis le 26 août, ont annoncé qu’ils poursuivraient leur mouvement de protestation contre le gouvernement, car «Somchaï est encore plus un mandataire de Thaksin» que son prédecesseur Samak.

 

Pour sa part, l’intéressé demande lui qu’on le juge sur ses actes et non pas sur ses liens de parenté.

 

Au-delà d’un possible apaisement dans l’immédiat, la crise thaïlandaise risque fort de perdurer, le contentieux de fond n’étant pas réglé.

 

Et certains observateurs vont jusqu’à estimer que seules de graves violences, similaires aux événements sanglants dans les années 70 et en mai 1992 (1), peuvent forcer toutes les parties à un compromis qui ramènerait la stabilité politique.

 

La crise politique engagée début 2006 quand des centaines de milliers de manifestants sont descendus dans les rues pour dénoncer la corruption et les abus de pouvoir du Premier ministre d’alors, Thaksin Shinawatra, repose sur une opposition entre deux visions de la société: celle de l’Alliance du peuple pour la démocratie, qui s’oppose au clan Thaksin – dont font partie la plupart des membres actuels du gouvernement – et qui estime que la démocratie représentative a permis le développement de la corruption, fragilisé la monarchie et diminué le poids des classes moyennes urbaines dans le processus de décision politique.

 

«Les partisans du PAD sont sincères. Beaucoup ont créé leur propre emploi. Ils accordent une grande valeur à l’honnêteté. Ils sont contre la corruption et les abus de pouvoir, surtout quand il s’agit des impôts. Que Thaksin ait pu faire un profit de dizaines de milliards de bahts (en vendant Shin Corp) sans payer d’impôts les a vraiment choqués», considère Thanet Aphornsuwan de l’université Thammasat.

 

L’autre vision est celle de la majorité des politiciens traditionnels qui exploitent cyniquement les inégalités sociales du royaume pour s’assurer le soutien de l’électorat pauvre des zones rurales et piller les ressources du pays.

 

Les Thaïlandais des zones rurales, notamment celles du Nord et du Nord-Est, tendent à accorder leur soutien aux têtes de réseaux locaux de clientèle, qui leur apportent des bénéfices immédiats, sous forme de construction de routes et d’écoles ou d’achats des votes.

 

C’est ce système de la «politique-argent» que dénonce l’Alliance du peuple pour la démocratie. Thaksin Shinawatra, magnat des télécommunications et Premier ministre de 2001 à 2006, avait apporté une nouvelle dimension à ce populisme clientéliste en mettant en place des programmes d’assistance sociale aux démunis, comme la «carte de santé à 30 bahts» (une forme de couverture universelle), les fonds de micro-crédits villageois et la construction de logements bon marché.

 

A son crédit, Thaksin est le premier politicien thaïlandais à avoir traduit en actes ses promesses de rééquilibrage social.

 

Et le terme «populisme», ou «prachaniyom», qui n’existait pas dans la langue thaïe, a été créé pour l’occasion et appliqué derechef à la vision politique de ce dernier.

 

Mais au-delà même de cette plate-forme de programmes sociaux, Thaksin, qui ne s’intéressait guère au «peuple» avant 1999, a aussi répondu à une demande sociale pressante: celle engendrée par l’insécurité d’une vaste masse de travailleurs informels, urbains et agricoles, qui représente les deux tiers de la population active.

 

L’impact profond de la crise économique de 1997 sur ce secteur informel a eu un effet de politisation: les «petites gens» se sont rendu compte que les gouvernants – à l’époque le parti démocrate – s’occupaient bien plus des financiers de Bangkok en perdition que d’eux.

 

Dans une analyse clairvoyante de la montée politique de Thaksin, l’économiste Pasuk Pongpaichit et l’historien Chris Baker comparent son régime au «néo-populisme d’Amérique latine dans les années 80 et 90».

 

«Thaksin répondait à une demande sociale, qui était une fonction des forces sociales créées par le modèle de développement économique thaïlandais orienté vers l’extérieur et le néo-libéralisme», écrivent-ils.

 

Selon eux, «les petites gens se sont senties «investies d’un pouvoir» par les programmes du Thai Rak Thai, en partie parce que ces programmes plaçaient chaque citoyen dans une relation égale et directe avec l’Etat» (2).

 

Cet empowerment a inquiété les classes moyennes qui ont estimé que leur position privilégiée dans la redistribution du revenu national était menacée: jusqu’à présent, le gouvernement central n’avait jamais estimé que le secteur agricole était une priorité pour l’investissement public ou que le niveau du prix du riz acheté au paysan était une question de première importance.

 

Dans la vision des membres du PAD, le front anti-gouvernemental, les gens des campagnes se sont laissé manipuler par le populiste Thaksin et n’ont pas la maturité suffisante pour participer pleinement à la vie politique.

 

«Je pense que ce sont des gens qui ne comprennent pas grand-chose à la politique, et qui sont aussi attachés aux petits avantages que leur a octroyés le gouvernement. Ils n’ont pas de vision à long terme. Ils ne pensent jamais à la façon dont Thaksin a pillé le pays. Ils vivent au jour le jour», estime Tim Suwanarat, une institutrice de la province de Chumphon qui bivouaque avec des milliers d’autres manifestants dans l’enceinte du palais du gouvernement.

 

Lors d’une conférence à Seattle, Sondhi Limthongkul, l’un des leaders du PAD, avait déjà articulé cet argument, expliquant qu’il «ne travaillerait qu’avec la classe moyenne qui a l’éducation suffisante pour comprendre vraiment comment les politiciens populistes peuvent abuser de leurs pouvoirs.»

 

Cette vision quelque condescendante reflète la nature fortement hiérarchisée de la société thaïlandaise où chacun se situe immédiatement par rapport à l’autre: l’aîné par rapport au cadet, le «pou yaï» (la personne importante) par rapport au «pou noï» (les petites gens).

 

S’y ajoute un autre élément: une partie importante des membres des classes moyennes urbaines sont des Sino-thaïlandais (3) qui jouent un rôle clef dans la vie économique du pays et tendent de plus en plus à incarner un rôle de modèle – via la publicité et les soap opera – dans la société.

 

Sur les tee-shirts des manifestants de l’Alliance du peuple pour la démocratie est inscrit le slogan: «les enfants de Chinois aiment la nation». C’est la première fois depuis des décennies, que les Sino-thaïlandais mettent en avant publiquement leur origine ethnique dans un contexte politique. Les ruraux, dont l’ascendance chinoise est plus ancienne ou, comme dans le Nord-Est, inexistante, sont considérés comme de piètres entrepreneurs incapables de dynamiser l’économie du pays.

 

«C’est bien d’aider les pauvres en leur distribuant de l’argent, mais le gouvernement de Thaksin ne leur a jamais appris comment utiliser cet argent. Ils ne font que recevoir l’argent et l’utilisent pour acheter des motos ou des téléphones portables et non pas pour investir. Je ne dis pas que les pauvres sont stupides, mais ils ne savent pas comment investir», estime Khan Liptaparana, un étudiant en littérature qui manifeste dans les rangs de l’organisation de jeunesse du PAD.

 

Les fruits des années de forte croissance économique, entre 1980 et la crise financière de 1997, ont été inégalement répartis, la population urbaine voyant son mode de vie transformée par la construction d’infrastructures et l’explosion des salaires et autres avantages, quand les agriculteurs continuaient à mener une vie de quasi-subsistance.

 

Ce fossé social, culturel et psychologique est le cœur du conflit politique qui déchire le royaume, même s’il faut se garder d’une vision trop généraliste: des paysans de province manifestent dans les rangs du PAD et des membres des classes moyennes soutiennent le gouvernement pro-Thaksin.

 

«La Thaïlande a besoin d’une révolution sociale et politique», dit un juriste. Mais autour de qui pourrait se rassembler les différentes forces en présence pour essayer de réformer en profondeur le système dans le cadre d’une vaste conciliation nationale?

 

Le roi, seul facteur unificateur de ce pays ethniquement, socialement et religieusement divers, aura bientôt 81 ans et sa santé n’est pas bonne. Les membres de la famille royale n’ont pas tous la même appréciation de la situation politique, le roi maintenant, pour sa part, une ligne de neutralité.

 

Les hommes d’Etat du pays ou les intellectuels éminents – le président du Conseil privé du roi Prem Tinsulanonda, l’ancien Premier ministre Anand Panyarachun, le professeur de médecine Prawase Wasi – se sont compromis en soutenant le coup d’Etat qui avait renversé Thaksin en septembre 2006.

 

L’identification du concept de Nation à la personne du roi actuel a constitué un lien puissant entre tous les Thaïlandais, mais elle n’a pas forcément conforté, à l’avenir, l’idée d’un nationalisme fondé sur un contrat social ou des valeurs partagées et pérennes.

 

C’est pour avoir dérangé ce bel échafaudage que Thaksin s’est mis à dos une bonne partie de l’establishment.

 

En attendant que la Thaïlande traverse cette crise de croissance démocratique, les juges, auxquels le souverain a demandé à plusieurs reprises de remplir leur devoir sans crainte et impartialement, jouent un rôle de plus en plus important dans la vie politique, apparaissant souvent comme les faiseurs et les tombeurs de gouvernement.

 

Cette «judiciarisation» de la politique n’est pas sans danger: elle pourrait engendrer une politisation de l’appareil judiciaire et débouche déjà sur des décisions de justice sujettes à caution.

 

La compétence de la Cour administrative paraît douteuse concernant son jugement en référé sur le communiqué conjoint khméro-thaïlandais pour l’inscription du temple de Préah Vihear au patrimoine mondial de l’Unesco.

 

L’épouse de Thaksin, Pojaman, Shinawatra, a eu le triste privilège d’être la première citoyenne thaïlandaise (ou citoyen) à être condamnée, le 31 juillet, pour évasion fiscale depuis que le code fiscal a été rédigé dans les années cinquante.

 

Mais combien de ministres thaïlandais ont payé leur juste part d’impôts ces dernières décennies? La justice à deux vitesses – qui a bénéficié à Thaksin quand il était au pouvoir – semble avoir opéré un tournant à 180 degrés.

 

De coup d’Etat en élection, de dissolution de parti en annulation de scrutin, la longue crise de croissance que traverse le royaume risque de se prolonger dans le bruit et la fureur pendant encore plusieurs années.

 

Une issue possible serait une intervention du monarque qui imposerait un compromis aux différentes parties comme en mai 1992.

 

Mais le roi rechigne à s’engager dans le jeu politique.

 

A tout le moins, il doit attendre le moment opportun pour que son intervention soit définitive. L’attitude de l’armée, sous l’égide du général Anupong Paochinda, est peut être l’un des rares aspects positifs de la passe difficile que traverse la Thaïlande actuellement.

 

Non pas que les militaires aient adopté une position de neutralité. Mais contrairement au passé, ils n’ont pas voulu utiliser la force pour disperser les occupants de la Maison du gouvernement, ridiculisant la déclaration d’état d’urgence par Samak Sundaravej, alors Premier ministre.

 

Comme beaucoup de ses prédécesseurs, Anupont s’est aussi engagé à ne pas perpétrer de coup d’Etat. Sauf toutefois, «si la monarchie ou la Nation sont menacées».

 

Arnaud Dubus

 

(1)Le 14 octobre 1973, l’armée a tiré sur les manifestants qui s’opposaient au retour dans le pays du dictateur Thanom Kittikachorn ; le 6 octobre 1975, la police des frontières donne l’assaut contre les étudiants réfugiés dans l’université Thamassat ; le 17 mai 1992, l’armée tire sur les manifestants qui dénonçaient le gouvernement du général Suchinda Kraprayoon.

 

(2) Thaksin’s populism, par Chris Baker et Pasuk Pongphaichit, Journal of Contemporary Asia, février 2008

 

(3) L’expression « sino-thaïlandais » est ambiguë car la majorité des habitants des villes sont d’origine chinoise et se sont assimilés à la culture thaïlandaise. Un Thaïlandais avec un grand-père venu de Chine peut s’identifier ou ne pas s’identifier comme «Chinois», en fonction d’un faisceau complexe de raisons psychologiques, sociales et économiques.

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