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THAÏLANDE : Manushya, la voix aux communautés

Journaliste : Max Constant
La source : Gavroche
Date de publication : 23/12/2017
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Donner la parole aux associations locales et non prendre la parole à leur place, c’est la philosophie de Manushya, une fondation nouvellement créée à Bangkok. Son objectif ? Mieux faire entendre leur voix au niveau gouvernemental, mais aussi de mieux les unir afin que cette voix soit amplifiée.

 

Dans la salle d’un hôtel du quartier de Saphan Kwaï, à Bangkok, environ 70 représentants d’associations et de communautés locales, arborant de Tee-Shirts avec des slogans militants ou portant des tenues ethniques, écoutent des intervenants parler sur le thème sensible et complexe de l’impact des activités des entreprises sur les droits de l’Homme.

 

« Les PDG et les directeurs ne comprennent pas ce que sont les droits de l’Homme. »

 

Patchareeboon Sakulpitakphon, une consultante, explique le mécanisme de l’étude d’impact sur les droits de l’Homme, un dispositif parallèle à l’étude d’impact sur l’environnement. « En Thaïlande, si ces études sur les droits de l’Homme ne sont pas légalement obligatoires, les entreprises ne les feront pas », affirme cette experte qui travaille dans le cadre de contrats ponctuels pour certaines grandes entreprises thaïlandaises. « Les PDG et les directeurs ne comprennent pas ce que sont les droits de l’Homme. Par exemple, ils ne pensent pas que la discrimination à l’embauche est une infraction aux droits de l’Homme. Ils s’investiront dans la Responsabilité sociale des entreprises (RSR), mais dans le même temps, ils refuseront à leurs ouvriers le droit d’établir un syndicat », ajoute Patchareeboon.

 

De l’assistance, les questions et les commentaires fusent. Un représentant d’une communauté locale de la région de Rayong fustige l’attitude du gouvernement militaire actuel. « Si vous contestez la version des autorités sur le Eastern Economic Corridor (1), vous serez automatiquement catalogué comme un fauteur de troubles », lance-t-il.

 

Une femme vétéran de l’action militante s’en prend, elle, à l’utilisation répétée par la junte de l’article 44 de la constitution provisoire qui lui donne la possibilité de prendre des décisions à l’encontre des communautés locales sans supervision législative ou judiciaire. « Invoquer cet article, c’est nier les droits de l’Homme », s’indigne-t-elle. S’ensuit un exposé détaillé sur le trafic humain, notamment au sein de l’industrie de la pêche, et sur les moyens de lutter contre ce fléau, par Sompong Srakaew, directeur de l’ONG Labour Rights Promotion Network (LPN), basée à Mahachaï.
« J’ai voulu créer une fondation qui permette aux communautés locales et aux associations de montrer qu’elles sont solidaires. »

 

Cette réunion n’est pas chose habituelle en Thaïlande. Elle est l’œuvre de Manushya, une fondation nouvellement créée par une française, Emilie Pradichit, qui a travaillé auparavant pour les Nations Unies à New York, puis a dirigé le bureau de UPR-Info, qui s’occupait des droits de l’Homme en Thaïlande. « Le plus souvent, les organisations de la société civile en Thaïlande se mobilisent sur des thèmes particuliers, par exemple pour mener campagne contre tel ou tel projet. De mon côté, j’ai voulu créer une fondation qui permette aux communautés locales et aux associations de montrer qu’elles sont solidaires », indique-t-elle.

 

Il existe une ambiguïté tenace dans le monde des ONG, notamment celui des ONG internationales. Pour exister, celles-ci doivent souvent « représenter les voix » des communautés locales, ce qui aboutit parfois à écouter celles-ci pour ensuite élaborer des solutions en fonction des domaines d’intérêts de ces ONG étrangères elles-mêmes. « L’attitude des ONG internationales est parfois de dire : « On va trouver les solutions pour les communautés locales. On va faire mieux qu’elles. » En fait, personne ne sait mieux que les communautés ce dont elles ont besoin et il faut que les solutions leur appartiennent », estime Emilie.

 

C’est cette approche qui a guidé l’établissement de Manushya, un mot sanskrit qui signifie « humain ». « Souvent, les membres des communautés locales ou des associations qui viennent participer à nos réunions nous disent : j’aime venir ici, car je me sens comme un être humain à part entière », dit Émilie Pradichit pour expliquer le choix du terme

 

Alors qu’elle travaillait à UPR-Info (2), elle avait commencé à constituer une coalition des organisations de la société civile thaïlandaise et, ce faisant, elle s’était rendu compte de l’importance d’autonomiser ces organisations, en clair de leur donner les moyens techniques d’atteindre les objectifs qu’elles se fixent.

 

Ainsi, Manushya organise régulièrement des séminaires pour apporter à ces organisations des outils afin qu’elles renforcent leurs capacités, par exemple en leur expliquant comment effectuer une enquête dans le domaine des droits de l’Homme qui sera suffisamment crédible pour pouvoir être envoyée à un organisme onusien et suffisamment solide pour ne pas ouvrir la voie à un procès en diffamation, ou encore comment solliciter des fonds d’organismes internationaux.

 

D’autres formations portent sur la façon de réagir lorsque ces représentants des communautés locales sont confrontés aux autorités ou à la police ou encore sur l’évaluation des risques physiques de leur environnement – des sujets importants en Thaïlande où plusieurs militants pour des causes locales ont disparu ou ont été tués sommairement.

 

Ce qui est frappant lors des séminaires organisés par Manushya est que l’équipe de la fondation, qui, outre Émilie Pradichit, comprend une dizaine d’autres personnes, thaïlandaises ou étrangères, se tient relativement en retrait. Ce sont les représentants eux-mêmes des communautés locales ou des associations qui animent la rencontre dans le cadre établi par Manushya.

 

« Jamais je ne prendrais la parole au nom de ces communauté. »

 

Un exemple assez rare, car les ONG internationales ont parfois tendance à s’approprier la parole « au nom des associations locales ». Issue d’une famille laotienne établie en France, la fondatrice de Manushya pense que cette origine asiatique a probablement facilité ses contacts avec les membres des communautés locales de Thaïlande. « Nous nous positionnons comme un pont. Jamais je ne prendrais la parole au nom de ces communautés », affirme Emilie Pradichit.

 

Un autre trait original aussi est le fait que Manushya se donne pour objectif de former techniquement les associations locales et les représentants de communautés, mais ne souhaite pas être une structure permanente comme le sont la quasi-totalité des ONG étrangères, qui finissent par tomber dans un besoin constant de justifier leur existence. « Quand notre objectif – faire en sorte que les communautés locales soient traitées d’égal à égal par le gouvernement – sera atteint, Manushya sera dissoute. Nous n’avons pas vocation à rester de manière permanente », dit Emilie Pradichit, laquelle envisagerait alors peut-être d’écrire une thèse de doctorat… sur le milieu des ONG.

 

(1) Projet de développement économique du gouvernement militaire dans trois provinces de l’Est du pays.

 

(2) UPR-Info est un organisme qui élabore des documents relatifs à la situation des droits de l’Homme dans un pays, lequel va ensuite passer devant le Conseil des droits de l’Homme des Nations unies à Genève pour sa « revue périodique universelle », ou UPR.

 

Photo : Emilie Pradichit, fondatrice de Manushya (© Daniel Polomski)

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