Notre ami Richard Werly, conseiller éditorial de Gavroche et journaliste pour Blick, estime que les frappes américaines contre l’Iran confirment une chose : dans le monde façonné par Donald Trump, les Européens n’ont plus qu’un rôle — suivre et obéir.
Les Européens avaient été prévenus. Vendredi 20 juin, dès la fin, de la première séance de négociations entre le ministre iranien des Affaires étrangères et ses homologues français, allemands et britanniques, Donald Trump avait dit « no ». Pas question de laisser l’Iran entamer une nouvelle partie diplomatique. C’est avec les États-Unis que les ayatollahs doivent traiter. Une réalité que les frappes américaines sur les sites nucléaires viennent de confirmer cette nuit : seul Washington peut décider de l’issue de la guerre aérienne déclenchée par Israël.
Unilatéralisme américain
Cet unilatéralisme des États-Unis, déjà à l’œuvre à propos de l’Ukraine, est donc sans appel. Et il sera le mot d’ordre, à n’en pas douter, du prochain sommet de l’OTAN qui se tiendra les 24 et 25 juin à La Haye, aux Pays-Bas. S’il confirme sa présence à cette réunion annuelle de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord, crée en 1949 pour défendre l’Europe et les démocraties occidentales face à l’ex-URSS, Donald Trump n’y viendra que pour ramasser des lauriers. Son objectif unique sera de remplir le carnet de commandes pour les industries de défense américaines. Avec pour argument massue la montée des menaces qu’il contribue lui-même à attiser…
Une fois cette vérité énoncée, les Européens se retrouvent donc, au lendemain des frappes sur les sites nucléaires iraniens, face à leur manque de moyens, de courage et de solutions à proposer. Un programme inquiétant à la veille du sommet des dirigeants des 27 pays membres de l’Union européenne tiendront dans la foulée, jeudi 26 et vendredi 27 juin.
Côté moyens, aucune armée européenne n’est aujourd’hui en capacité de rivaliser avec la sophistication, la précision, et l’efficacité de l’alliance aérienne entre les États-Unis et Israël.
Côté courage, aucun gouvernement européen ne peut prendre le risque d’entraver les décisions de l’administration Trump dont l’assistance en matière de renseignements reste indispensable sur ce théâtre décisif qu’est l’Ukraine. Côté solutions enfin, les Européens ont prouvé, sur l’Ukraine et l’Iran, que leurs offres diplomatiques, aussi légitimes et fondées soient-elles, n’aboutissent pas si Washington maintient fermée la porte de possibles négociations.
Tableau sombre
Ce tableau sombre est en plus assorti d’un chantage financier. Trump a déjà averti que seuls les pays membres de l’OTAN – ce qui n’est pas le cas de la Suisse – capables de consacrer 5% de leur produit intérieur brut (PIB) à la défense seront considérés comme de « vrais » alliés. Avec pour conséquence de déclencher, entre les 31 pays membres, une compétition malsaine et une ruée vers les fournisseurs américains de matériel de guerre.
La volonté de mettre sur pied une industrie crédible de défense européenne, soutenue en théorie par la France et l’Allemagne sur la base d’un plan présenté par la Commission européenne, s’en retrouve immanquablement fragilisée. Dépenser ensemble demain pour acheter des armements européens demeure un objectif pieux, tandis que les arsenaux du Vieux Continent vont d’abord se remplir de commandes « Made in USA ».
Pas sortie du jeu, mais…
L’UE n’est pas sortie du jeu mondial. Elle demeure, par sa puissance économique et son marché, un acteur indispensable, aussi bien pour Donald Trump que pour Israël ou les pays arabes. Lesquels ont dans leurs mains le sort d’un Moyen-Orient aux allures de brasier.
Le problème est que cette Europe et ses partenaires les plus proches, Suisse incluse, n’ont aujourd’hui pas d’autres options que de jouer les seconds rôles. Elle garde une force de proposition. Ses sanctions économiques font mal à la Russie. Elle a raison de défendre le droit international. Mais elle sait, après les frappes de cette nuit sur l’Iran, qu’elle est prisonnière du monde selon Trump.
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L’Europe a « raison de défendre le droit international », nous est-il intimé pour clore la discussion en forme de mantra définitif ne supportant aucune réplique. Mais quel est-il ? Un spectre brandi et exhibé au mieux en se référant à une « peau de chagrin » ainsi qu’à ses applications (ou non-applications) et possibles avec TOUTES les sources du droit international existant et « reconnu ». On peut le regretter et plaider pour son respect faute d’autres règles acceptées. Mais cette position, voire posture, son existence et la nécessité de son application sont invoquées à l’appui de son action ou de la défense de celle-ci par le président américain, par le Premier ministre israélien, par Moscou, par Pékin, par E. Macron, par Mélenchon et… par notre éditorialiste… Respecter le droit international, rien n’est plus consensuel, et ce, de la part d’opinions divergentes et surtout d’États quant aux actions à mener ou à s’abstenir de mener.
Depuis 1945, la Charte de l’ONU est la « table de la loi ». Son socle est l’interdiction de l’usage de la force dans les rapports entre États avec une exception : la légitime défense visée à l’art. 51. Elle autorise alors l’usage de la force en cas d’agression, ce qui suppose une définition de celle-ci. Ce dispositif est adossé à un principe de responsabilité à l’encontre de l’État agresseur, une [responsabilité] éventuellement pénale à l’égard de ses dirigeants depuis le traité instituant une Cour pénale internationale (Traité de Rome).
La définition de l’agression et de l’agresseur fait l’objet d’innombrables études et débats, sachant que l' »autre » est toujours l’agresseur. La légitime défense est alors toujours légitimée et revendiquée comme conforme à la Charte et à ses buts, qui, en principe, doivent immédiatement suivre une agression et être proportionnée à celle-ci. Dans la chaîne causale des événements, il faut déterminer la ou les causes initiales ainsi que la succession des chaînes causales.
La Charte distingue les « menaces contre la paix » et la « rupture de la paix » : la première précède et est ou non suivie de la seconde. Les mécanismes de prévention et de règlement des conflits reposent sur le Conseil de sécurité qui, par un vote unanime de ses membres permanents, peut autoriser le recours à la force qui engage, en principe, tous les membres des Nations Unies et les [oblige] à fournir les moyens, y compris militaires, d’application.
Dans l’état actuel des relations internationales, le mécanisme de règlement est inopérant en raison de l’usage possible, devenu automatique, d’un droit de veto des [membres] permanents. Il en résulte nécessairement un « dérèglement » des mécanismes, laissant la place à l’usage de la force au bénéfice du ou des plus forts, même alliés de circonstance. Ce dérèglement autorise toutes les alliances possibles de circonstance au bénéfice de buts même différents, voire opposés, des alliés momentanés. Il en résulte nécessairement une instabilité, chaotique ou non, des relations internationales. Dans un tel contexte, l’application du droit international est plus que fragilisée, et d’abord dans ses fondements, les concepts fondateurs de celui-ci. Si, comme le dit Pascal, « la justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique », il ne peut y avoir de droit sans force ; l’usage de celle-ci ne peut être utilisé qu’en vue de l’application du droit, mais avec le risque majeur que ce soit le droit, la justice des autres.
Dans les circonstances actuelles, il est reproché au gouvernement israélien de faire usage d’un droit de « recours préventif » (avec une [menace] identifiée mais non immédiate) — a fortiori préemptif (sans menace identifiée) — qui n’existerait pas. La question est bien connue, et l’argument est invoqué par les opposants à une intervention armée au mépris de la Charte ou en l’invoquant. La question a été naguère enrichie par une réflexion du professeur Roberto AGO sur l' »état de nécessité », dans ses rapports à la Commission du droit international (CDI), pouvant être une justification d’intervention y compris armée. Les nombreuses réunions de la Commission du droit international, sous l’égide de l’ONU, se sont saisies de cette question. À côté des dispositions de la Charte, il faut tenir compte des pratiques et applications de celle-ci, des interprétations de la CDI à l’origine ou non d’évolutions interprétatives ou de résolutions ou de conventions, de même que dans la jurisprudence de la Cour de justice, mais aussi de la coutume, importante source du droit international.
À s’en tenir au cas israélien, que dire de ses réponses militaires des 13 et 14 juin 2025 à l’agression du 7 octobre 2023, des prises d’otages qui s’en suivirent, des actes d’agression téléguidés ou du moins autorisés, si ce n’est financés, par le gouvernement iranien, sans parler des interventions des forces armées du Hezbollah et des frappes houthies, bras armés du régime iranien, ainsi que des frappes iraniennes du 13 avril et du 1er octobre 2024 ? Ces actes belliqueux prennent leur signification dans l’affirmation, depuis plus de 40 ans, de la volonté iranienne constante et réitérée de détruire l’État d’Israël et le peuple juif, dont l’échéance finale est mesurée par une horloge publique se trouvant sur une place publique de Téhéran, ce qui ne peut être apprécié autrement que comme une menace. Une menace corroborée par la mise en œuvre d’un programme nucléaire civil dont le taux d’enrichissement d’uranium atteindrait les 80 pourcents, ce qui ne laisse aucun doute sur les buts de Téhéran concernant la fabrication d’armes nucléaires, dont les destinataires sont connus et revendiqués. Faut-il attendre qu’une bombe nucléaire ait atteint Israël pour rapporter la preuve d’une menace contre la paix ?
Dans le cas présent, celui des interventions militaires israéliennes et américaines, la position française, émise par le président de la République, distingue entre une légalité non respectée et une légitimité « légitime ». Une position que semble partager notre éditorialiste, bien qu’il ne se prononce pas sur ceux qui ne respecteraient pas le droit international : l’un des deux côtés ? Lequel ? Les deux à la fois ?
Une distinction doit être faite entre les deux protagonistes des frappes infligées à l’Iran. S’agissant d’Israël qui, selon le président français, a le droit de se défendre (même s’il doit se retirer d’un salon parisien d’exposition d’armes), le même, dans une proposition incohérente, lui lie les mains. Une sorte d’hypocrisie que ni les autorités allemandes ni britanniques n’affichent. Ces dernières reconnaissent le bien-fondé (« ils font le sale boulot ») sans s’interroger sur des problématiques juridiques qui prennent la forme d’arguties et surtout une teinte « munichoise ». S’agissant des États-Unis, la question peut paraître distincte, ceux-ci n’étant pas directement concernés par les menaces iraniennes, quoique les autorités de Téhéran aient naguère maintenu en otage des ressortissants américains et autres pendant 444 jours et qu’ils soient visés comme l’agresseur satanique principal, Israël, mais ainsi la France étant des « satans » secondaires. Le débat porte ici sur le respect par Téhéran des dispositifs relatifs à l’élaboration, à l’usage et à la prolifération d’armes nucléaires, dont le respect est mis en cause et que la voie diplomatique n’aurait pas jusque-là réussi à circonscrire, mais dans la perspective d’un éventuel « cessez-le-feu » et d’une future issue diplomatique avec des interlocuteurs de « bonne foi ».
La lecture des commentaires autorisés de la Charte des Nations Unies, que l’on doit avoir faite à la rue Saint-Guillaume, du moins autrefois, s’impose :
de Jean-Pierre COT, Mathias FORTEAU, Alain PELLET ; La Charte des Nations Unies, 2 vol., éd. Economica, 2005, 3729 pages ;
de Charles de Visscher : Théories et réalités du droit international, éd. Pedone, 1970, p. 339 ;
d’Éric Pourcel : L’interdiction du recours à la force : où en est-on ?, Revue de la Défense Nationale, octobre 2017, disponible sur internet ;
les actes du colloque de Grenoble des 8-10 juin 2006 de la Société Française pour le Droit International : La nécessité en droit international, éd. Pedone, 2007, disponible sur internet.
Un grand merci cher lecteur pour votre commentaire suite à l’éditorial de notre chroniqueur Richard Werly. La posture des Européens face à Donald Trump sera de nouveau illustrée ces prochaines heures par le sommet de l’OTAN à La Haye. Restons attentifs…