
Par Sam Rainsy, leader de l’opposition cambodgienne en exil.
Gavroche accueille les opinions de tous les responsables politiques et experts cambodgiens et Thaïlandais désireux de s’exprimer sur le conflit entre les deux pays.
Le conflit récurrent entre le Cambodge et la Thaïlande est le plus souvent présenté comme un différend frontalier. Pourtant, cette lecture géopolitique classique masque une réalité plus profonde : les tensions bilatérales trouvent avant tout leur origine dans les fragilités politiques internes des deux pays. Plus fondamentalement, ce conflit illustre un principe central des relations internationales : deux démocraties ne se font pratiquement jamais la guerre.
La paix démocratique comme cadre d’analyse
La théorie dite de la paix démocratique repose sur une observation empirique solide : les États dotés d’institutions démocratiques effectives — élections libres, pluralisme politique, alternance du pouvoir, liberté d’expression — ont tendance à régler leurs différends par la négociation plutôt que par la confrontation. La responsabilité des dirigeants devant les citoyens, le coût électoral de la guerre et la reconnaissance mutuelle de la légitimité politique jouent tous un rôle dissuasif majeur.
Le cas cambodgien-thaïlandais s’inscrit dans une zone grise, marquée par une profonde asymétrie démocratique entre les deux pays.
La Thaïlande : une démocratie instable mais réelle
Depuis des décennies, la Thaïlande connaît une instabilité politique chronique : coups d’État, dissolutions de partis, alternance rapide des gouvernements et manipulations constitutionnelles. Pourtant, aucun dirigeant n’est parvenu à se maintenir durablement au pouvoir sans interruption, la continuité politique ayant régulièrement été brisée par des crises institutionnelles ou militaires.
Malgré ces faiblesses, la Thaïlande conserve un élément clé de la démocratie : des élections généralement compétitives et imprévisibles. Les résultats électoraux ne sont pas connus à l’avance et peuvent réserver de véritables surprises, comme l’a montré l’histoire électorale récente et comme pourrait encore le démontrer la consultation populaire prévue en février 2026. Surtout, l’ensemble des partis politiques participants reconnaissent en général les résultats des élections, ce qui confère au processus électoral une légitimité minimale mais réelle.
La Thaïlande souffre donc davantage d’un déficit de stabilité démocratique que d’une absence de démocratie.
Le Cambodge : une autocratie durablement enracinée et un État mafieux
La situation est bien plus préoccupante au Cambodge. Le pays est dominé depuis plus de quarante ans par Hun Sen, dont le régime a progressivement éliminé toute concurrence politique crédible. Des élections ont lieu régulièrement, mais leur issue est largement connue à l’avance, ce qui en annule la portée démocratique. Le principal parti d’opposition (le CNRP avant sa dissolution arbitraire en 2017) a constamment dénoncé des élections truquées, tandis qu’une majorité d’observateurs internationaux — ONG, missions électorales et institutions indépendantes — ont sévèrement critiqué leur manque de transparence et d’équité.
Mais le déficit démocratique du Cambodge n’est pas seulement un problème politique : il est indissociable de la transformation progressive du pays en un véritable État mafieux. Sous le règne de Hun Sen, le Cambodge est devenu une plaque tournante majeure des réseaux criminels transnationaux, dont le soutien financier conditionne largement la survie du régime.
Ces réseaux sont notamment impliqués dans :
- des escroqueries en ligne, opérant à une échelle mondiale sans précédent ;
- la traite des êtres humains, avec des milliers de victimes attirées ou contraintes de travailler dans des centres de cybercriminalité ;
- le travail forcé, souvent assimilable à une forme moderne d’esclavage ;
- et le blanchiment d’argent, impliquant des sommes astronomiques intégrées à l’économie cambodgienne via l’immobilier, les casinos et les soi-disant « zones économiques spéciales ».
Cette réalité a reçu une confirmation spectaculaire sur la scène judiciaire internationale. Le 14 octobre 2025, un tribunal de New York a ordonné le gel de 15 milliards de dollars américains (soit un tiers du PIB du Cambodge) appartenant au groupe Prince, un conglomérat basé au Cambodge dirigé par Chen Zhi, conseiller personnel de Hun Sen et de son fils, le Premier ministre Hun Manet. Cette décision judiciaire a marqué un tournant majeur, exposant au grand jour les liens étroits entre le pouvoir politique cambodgien et les circuits financiers criminels internationaux.
Dans ce contexte, le nationalisme et les tensions extérieures — en particulier avec la Thaïlande — ne sont pas seulement des outils de diversion politique, mais aussi des instruments de survie pour un régime dont la légitimité ne repose ni sur les urnes ni sur l’État de droit, mais sur la coercition et une économie criminelle.
Le conflit extérieur comme symptôme politique
Des deux côtés de la frontière, les tensions servent d’exutoire aux difficultés internes :
- en Thaïlande, elles peuvent être mobilisées pour rassembler une opinion publique fragmentée et détourner l’attention des crises politiques internes ;
- au Cambodge, elles jouent un rôle plus structurel, en légitimant un pouvoir autoritaire présenté comme le garant de la souveraineté nationale.
Mais cette instrumentalisation est profondément asymétrique. Une démocratie, même imparfaite, dispose de mécanismes de correction et d’autorégulation. Un régime autoritaire, en revanche, tend à figer les conflits et à les exporter vers l’extérieur.
Conclusion : les conditions d’une paix durable
Une paix durable entre le Cambodge et la Thaïlande ne peut être atteinte sans s’attaquer aux causes politiques profondes du conflit.
La Thaïlande doit renforcer sa stabilité politique par des réformes démocratiques consolidant la continuité institutionnelle, la primauté du pouvoir civil et le respect durable du verdict des urnes.
Le Cambodge a besoin d’une véritable transformation démocratique : la fin du régime autoritaire de Hun Sen, la restauration du pluralisme politique et le respect des Accords de paix de Paris de 1991, qui prévoyaient explicitement l’établissement d’un système politique démocratique libéral et pluraliste — exactement l’inverse du régime actuel à Phnom Penh.
En définitive, la paix entre les deux pays dépend moins des différends territoriaux que de la capacité de leurs sociétés à soutenir des institutions démocratiques légitimes. Tant que cette condition ne sera pas remplie, le conflit restera avant tout le reflet de crises politiques internes non résolues.
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