Chaque mois, un chercheur de l’Institut de Recherche sur l’Asie du Sud-est Contemporaine (IRASEC) livre à Gavroche son analyse sur un thème d’actualité ou un fait de société. Abel Tournier revient sur les importants enjeux politiques qui se succèdent en Birmanie depuis un an, suite aux élections législatives de novembre 2010, remportées sans surprise par le PSDU, l’émanation politique de la junte militaire aujourd’hui dissoute.
Quels sont les enjeux de la récente ouverture ?
Entachées de fraudes, les élections de novembre 2010 ont abouti à la victoire écrasante du Parti pour la solidarité et le développement de l’Union (PSDU). Néanmoins, ces premières élections en vingt ans ont permis l’émergence de nouveaux partis d’opposition qui, à la différence de la Ligue nationale pour la démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi, ont choisi de participer au vote. La lauréate du prix Nobel de la paix, assignée à résidence depuis 2003, a en outre été remise en liberté à l’issue du scrutin. Les élections ont aussi ouvert la voie à la dissolution de la junte militaire, officialisée le 31 mars 2011 par décret du généralissime Than Shwe qui, depuis 1992, dirigeait le pays de manière autocratique.
L’Etat d’exception a été remplacé par un régime présidentiel assorti d’un parlement bicaméral, où l’armée bénéficie toujours de privilèges. Ainsi, le commandant en chef des forces armées a autorité pour nommer certains ministres (défense, intérieur, frontières) et les officiers d’active auxquels sont réservés 25% des sièges au parlement. De plus, d’anciens hauts gradés occupent la plupart des postes de la nouvelle administration, en premier lieu l’ex-général et actuel président Thein Sein, qui était le Premier ministre de la junte avant de rejoindre le PSDU en 2010. C’est dans le cadre de ce système politique transitionnel que prend place l’ouverture en cours. Ses principaux enjeux sont l’avenir des institutions et leur capacité à accommoder le pluralisme et promouvoir le changement. Pour la première fois en deux décennies, l’armée transfère la gestion du pays à des institutions civiles, se réservant toutefois le droit d’intervenir si elle considère que ses intérêts sécuritaires et économiques sont en danger. Les gestionnaires du nouveau système doivent dès lors s’entendre pour protéger ces intérêts militaires, mais aussi pour prendre en compte les attentes d’une opinion publique en gestation, qui espère davantage de libertés publiques et surtout le développement économique.
Le nouveau gouvernement birman est-il animé par un vrai désir de réforme, ou bien s’agit-il de simple poudre aux yeux ?
Le nouveau système politique n’est pas monolithique, à la différence de la junte militaire ou l’autorité de Than Shwe était incontestée. Les mesures adoptées par le présent gouvernement doivent être vues comme le résultat de tractations entre diverses factions, dont les intérêts peuvent être divergents mais pas forcément opposés, l’ensemble des acteurs d’importance étant in fine toujours issu de l’armée. A ce stade, cette coexistence rend difficile un jugement définitif du nouveau gouvernement. Toutefois, le président Thein Sein a surpris par ses ambitions réformistes depuis sa prise de pouvoir en mars 2011, et il semble avoir pris le dessus au cours des derniers mois sur les éléments conservateurs de son gouvernement. Il a notamment engagé des initiatives destinées à remédier à la pauvreté rurale et à lutter contre la corruption de la bureaucratie. La censure des medias et d’internet s’est assouplie, la liberté d’expression progresse et une société civile dynamique multiplie ses initiatives. En août, Thein Sein a appelé à des négociations de paix avec les groupes insurgés issus de minorités ethniques qui occupent de larges pans du territoire birman le long des frontières avec la Thaïlande, la Chine et l’Inde.
Le même mois, il a invité les Birmans en exil à revenir au pays. Sur le plan économique, l’administration Thein Sein prête l’oreille aux conseils des milieux d’affaires birmans et étrangers sans pour autant encore mettre en oeuvre les réformes structurelles nécessaires. Certaines procédures ont été facilitées, et une réforme de la loi sur les investissements est en préparation. Le gouvernement a aussi diminué la taxe a l’exportation pour aider certains secteurs à faire face à la rapide appréciation que connaît la monnaie birmane, le kyat, depuis 2010. A ce sujet, la Birmanie a effectué une demande officielle d’aide technique auprès du Fonds monétaire international (FMI) pour aider le pays à unifier ses taux de change multiples, une réforme systémique d’importance. Surtout, le président Thein Sein a récemment engagé un dialogue constructif avec Aung San Suu Kyi. Suite à sa remise en liberté, la « Dame de Rangoun » s’était montrée critique mais prudente dans ses analyses de la transition politique en cours. Pendant l’été 2011, des rencontres ont été initiées avec le ministre du travail Aung Gyi, qui ont abouti, le 19 août, a un entretien à Naypyidaw avec Thein Sein, en marge d’un forum sur la lutte contre la pauvreté auquel elle avait été invitée. Depuis, Aung San Suu Kyi a reconnu publiquement les velléités réformistes du président. Des négociations sont en cours qui pourraient conduire au réenregistrement de la LND et à la participation de la Ligue au prochaines élections législatives. La décision prise par Thein Sein le 30 septembre de suspendre le controverse projet de barrage chinois de Myitsone, et la libération de plus de 200 prisonniers politiques début octobre sont de nature à faciliter ces négociations.
Quel rôle doit jouer la communauté internationale, dont l’ASEAN, pour promouvoir un changement réel en Birmanie ?
Depuis son entrée en fonction, l’administration Thein Sein se cherche une légitimité auprès de la communauté internationale. La première visite d’État du président fut en Indonésie en avril 2011, à l’occasion du sommet de l’ASEAN pendant lequel il a formellement demandé à ce que son pays obtienne la présidence de l’organisation régionale en 2014. L’ASEAN pourrait exiger des réformes additionnelles avant de donner un accord formel toutefois attendu.
Les alliés régionaux de Naypyidaw, notamment la Chine, la Thaïlande et l’Inde, mais aussi les États occidentaux, ont intérêt à soutenir l’émergence d’une Birmanie stable, prospère et ouverte sur le monde. L’insatisfaction des minorités ethniques avec la centralisation du pouvoir nourrit, depuis l’indépendance, une guerre civile meurtrière plus ou moins larvée dans les zones frontalières. L’incurie économique entretient le sous-développement et limite le potentiel d’un pays carrefour doté d’un marché de 55 millions d’habitants. L’autoritarisme reste fortement ancré dans une Birmanie dirigée par l’armée depuis le coup d’Etat de 1962. Dans les prochains mois, l’administration Thein Sein va avoir besoin d’un important soutien technique pour mener a bien les réformes annoncées. Il reste à voir si la communauté internationale sera capable de saisir l’opportunité de changement qui se présente actuellement en Birmanie.
Propos recueillis par OLIVIA CORRE