Une chronique du conflit birman par François Guilbert
En août 2024, l’Armée de l’Alliance démocratique nationale de Birmanie (MNDAA), une force constituée de Chinois de la région du Kokang, s’emparait les armes à la main du quartier général du commandement nord-est de la junte. Un revers militaire sanglant, humiliant et sans précédent pour le général Min Aung Hlaing qui s’est saisi par la force du pouvoir le 1er février 2021. La chute de l’agglomération de Lashio à 530 kilomètres de la capitale (usuellement environ 8h30 de route) fit grand bruit en Birmanie mais aussi à l’étranger.
Pour certains analystes (inter)nationaux, cette victoire sans précédent semblait promettre à l’Alliance des trois fraternités, assemblant des insurgés kokangs, palaungs et rakhines, et à ses alliés bamars des avancées territoriales plus importantes bien que très incertaines. Des poussées pouvaient néanmoins s’esquisser vers la prestigieuse ville de garnison de Pyin Oo Lwin voire même l’ex-capitale royale de Mandalay, le deuxième poumon économique du pays. Une perspective politico-militaire très préoccupante pour l’avenir voire la survie du Conseil de l’administration de l’Etat (SAC) ainsi que pour les intérêts stratégiques de l’État voisin septentrional.
La Chine craint de voir sa frontière yunnanaise devenir durablement inaccessible depuis les territoires contrôlés par les militaires au service SAC
Elle s’est donc employée à raccommoder la situation compromise de la Tatmadaw. Premier acte : le 18 janvier 2025 un cessez-le-feu élaboré à Kunming a été annoncé par Pékin. Curieusement, celui-ci laissa silencieux les parties birmanes immédiatement les plus concernées. Aucune ne s’est même réjouie publiquement de la nouvelle donne. Mais toute chose égale par ailleurs, à défaut d’avoir su et pu reconquérir par les armes les cantons perdus, la junte a été autorisée à revenir sur zone un peu plus de huit mois après en avoir été évincé par la force et le sang coulé.
Sans l’aide de l’État limitrophe, le SAC s’est avéré totalement incapable de rétablir sa souveraineté par la voie des armes et/ou une négociation politique. Néanmoins, le drapeau de la Birmanie flotte à nouveau sur la cité de Lashio. Il a remplacé celui de la MNDAA mais c’est grâce à l’intercession de la Chine et à elle seule. Preuve d’un certain embarras du côté du SAC : plusieurs centaines de personnels affidés aux militaires putschistes se sont déployées ces derniers jours, sans qu’à ce stade Nay Pyi Taw n’en fasse état.
La médiation de Pékin faite de coercitions sur les opposants ethniques, à commencer sur le chef de la MNDAA Peng Daxun retenu plusieurs semaines en Chine pour « raisons médicales », permet à la Tatmadaw de redorer un peu son blason. La junte peut être satisfaite de se voir rétrocéder le régime administratif de la ville de Lashio sans nouveau coup férir. Mais le prix en est élevé. C’est donc une victoire en demi-teinte du SAC à laquelle on assiste.
La Chine va superviser localement le cessez-le-feu
Bien que les modalités de la trêve entre la MNDAA et le SAC n’aient pas été rendues publiques, la Tatmadaw va devoir se contenter de gérer un espace urbain dont les faubourgs et les axes de transport seront tenus militairement par ses ennemis kokangs. La MNDAA n’a été nullement défaite. Elle demeure bien implantée en pays kokang. Ses alliances opérationnelles n’ont pas été remises en cause. Dans la pratique, les Kokangs se sont repliés et redéployés en bonne ordre. En partant, ses hommes ont emporté avec eux nombre d’équipements concourant au fonctionnement de la ville. Autant d’éléments qui vont faire défaut aux administrateurs pro-junte entrants.
Même si le porte-parole du ministère des affaires étrangères chinois a juré que la Chine « continuera à ne pas s’ingérer dans les affaires intérieures de la Birmanie », acteurs locaux et internationaux vont observer avec attention l’ouverture et la mise en œuvre d’un bureau chinois à Lashio en charge de surveiller le cessez-le-feu. Cette opération d’interposition est la plus vaste jamais engagée par Pékin hors de ses frontières. Son échec ne serait donc pas sans dommage pour la République populaire et le président Xi Jiping, bien que l’intéressé n’ait dit mot sur le sujet. A contrario, son succès voire son extension vers d’autres territoires combattants consoliderait et enracinerait son influence sur les acteurs politiques de la Birmanie.
Pour l’heure, l’homme fort de Lashio semble être l’Envoyé spécial chinois pour les affaires asiatiques. L’ambassadeur Deng Xijun s’y montre partout, des bâtiments administratifs à l’aéroport. Des véhicules chinois noirs, floqués du drapeau de la République populaire, de la mention en chinois « supervision du cessez-le-feu » mais avec des idéogrammes plus grands que le script en birman, voire aux peintures blanches de la police circulent en nombre en ville avec des escortes d’hommes en uniformes et en armes. Mais au fait pour combien de temps ? La communauté internationale et les citoyens birmans n’en savent rien.
Cette mise en scène orchestrée par la Chine ressemble presque à une mise sous tutelle du territoire contesté. Indubitablement, elle marque les esprits. La Chine a beau s’autocongratuler en disant qu’elle intervient à la demande et à la satisfaction des parties au conflit armé, son rôle ne séduit guère les Birmans. Elle suscite même colères et frustrations parmi des partisans du régime militaire car jusqu’ici aucune des dictatures passées n’eut à s’en remettre à une puissance étrangère pour se réinstaller sur son propre sol. Une première dont le général Min Aung Hlaing est rendu mezza voce personnellement responsable, ce qui n’est pas sans risque pour son assise politique.
De plus, le 22 avril, la Tatmadaw s’est déployée dans la ville par camions entiers, avec des hommes en armes mais apparemment sans appuis feu importants. Les soldats de la junte ne sont donc pas à l’abri d’une reprise des combats. Si cela advenait, le cours des événements pourraient bien leurs être à nouveau défavorables. Dès lors, les cohortes pro-juntes se réinstallent probablement à Lashio avec une certaine appréhension. Certes, la cité est moins peuplée qu’hier et les déplacés intérieurs ne vont pas revenir de sitôt mais la population est et sera sans sympathie particulière pour le SAC.
Les habitants n’en attendent d’ailleurs rien, socialement, économiquement et politiquement. Ils vont composer avec ses relais comme d’ailleurs ils se sont accommodés d’une gestion kokang peu sympathique, guère efficiente et imposant notamment le parler mandarin à une population multiethnique. Dans ce contexte d’hostilité latente, reste à savoir comment la Chine va aider le SAC à reprendre la main. En a-t-elle la volonté voire les moyens ? Une chose est sûre : dans son administration de Lashio, le SAC va devoir compter, pour ne pas dire composer avec la Chine. A ce stade, ses émissaires continuent à s’entremettre entre deux parties que rien ne rapproche. Tout n’a donc pas été réglé en amont et depuis l’annonce du cessez-le-feu « chinois » de janvier. La période qui s’ouvre n’est donc certainement pas celle de la paix.
La junte va être tentée de pousser son avantage en pays shan
Le retour de la Tatmadaw dans le canton de Lashio ne lui donne guère de moyens militaires pour se projeter plus avant, même en récupérant l’aéroport. Elle n’en a pas moins l’envie. Cette réinstallation fait plus que jamais d’un allié de la MNDAA, l’Armée de libération nationale Ta’ang (TNLA), la cible militaire principale de la junte dans le nord de l’État Shan. Des éléments de la division d’infanterie légère numéro 11, stationnée à Rangoun, et des unités du commandement militaire régional du nord-est feraient même mouvement à cette fin.
Avant même la saison des pluies, les combats devraient commencer par s’intensifier à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Lashio. Sur le plan stratégique, l’emprise chinoise sur la résistance kokang fait craindre que la République populaire utilise celle-ci ainsi que ses alliés was pour faire reculer les hommes de la TNLA. Une menace d’autant plus réelle que Pékin veut une reprise au plus vite des discussions entre le SAC et la TNLA, les pourparlers de février dernier ayant échoués. Un retournement politico-militaire est possible. Il est toutefois loin d’être certain. S’il advient il changera la face de la guerre civile sur le front nord-est. Il pourrait même peser très lourd sur les groupes combattants du gouvernement d’opposition en rompant certains réseaux d’approvisionnements économico-militaires clés.
Toutefois, le 10 avril la MNDAA et sa branche politique le Parti national de la vérité et de la justice de la Birmanie (MNTJP) ont fait savoir qu’ils ne prenaient pas ce chemin. Ils ont en effet précisé dans un communiqué conjoint qu’ils sont « engagés dans des efforts concrets et vigoureux pour résister et lutter contre la dictature militaire et établir un système politique aligné sur la volonté du peuple ».
En attendant de voir si de nouvelles fractures apparaissent au sein des groupes de résistance, l’Envoyé spécial pour les Affaires asiatiques Deng Xijun supervise in situ le transfert de pouvoir de la MNDAA au régime militaire. Une présence forte sur le terrain qui rappelle, ô combien, aucun autre pays ne s’ingère autant dans les affaires intérieures birmanes mais est aussi capable de faire bouger les lignes militaires. Malheureusement, cette transition ne semble pas exempte de violences contre les civils. Si l’on en croit des vidéos devenues virales sur les réseaux sociaux, les soldats de la junte ont procédé à des arrestations brutales dès leurs déploiements. Des comportements qui soulignent les limites de l’influence de la Chine sur les parties au conflit et une volonté inébranlable d’en découdre avec les opposants.
Plus généralement, des affrontements se poursuivent dans le nord de l’État Shan où pourtant un cessez-le-feu temporaire est sensé courir jusqu’au 30 avril et apporter quelques protections aux civils. Les avions du conseil militaire ciblent avec constance les villages sis sur le cours de l’axe reliant Mandalay à la frontière chinoise (Muse). Les opposants à la junte poussent, eux, leurs avantages dans l’État Kachin, au sud de l’État Shan, dans les régions de Bago et Magway, et le long de la voie rapide reliant l’État Karen à la Thaïlande. La guerre civile est encore loin de s’apaiser à l’échelle du pays. La paix s’éloigne encore plus.
François Guilbert
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