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CAMBODGE – REPORTAGE : Dans l’enfer vert des Cardamomes

Journaliste : Frédéric Amat
La source : Gavroche
Date de publication : 27/08/2020
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Les archives de notre mensuel nous offrent quantité de reportages, tant Gavroche s’est depuis 25 ans promené partout en Asie du Sud-Est. Cette fois: les Cardamomes, la mythique chaîne montagneuse qui s’étire à la frontière entre le Cambodge et la Thaïlande de Païlin à Koh Kong, reste une région encore quasi inexplorée. Pistes de latérites, chemins de montagne, paysages à couper le souffle, chutes d’eau grandioses, mais également mines et insectes en tout genre. Carnet de route.

 

Siem Reap – Païlin : 280 kilomètres

 

La construction de la route qui relie Siem Reap, la cité des temples d’Angkor, à la ville frontalière de Poïpet, est achevée. Bitume, ponts tout neuf, le trajet se fait en moins de deux heures. Pas trop tôt diront certains. Cette route était jusqu’il y a peu le cauchemar des automobilistes. Sur cette piste défoncée de latérite poussiéreuse, le trajet prenait au minimum cinq heures et plus en saison de pluies.

 

Mais notre expédition moto n’ira pas jusqu’à Poïpet. Une vache dans le garde-boue plus tard, (heureusement plus de peur que de mal pour la vache comme pour le motard), et 35 kilomètres après Sisophon, bifurcation à gauche, au petit village de Kohn Damrei. Le bitume laisse place à une mauvaise piste de terre blanche parsemée de nids-de-poule qui file tout droit sur des kilomètres. De chaque côté de la route, des abris où vivent des familles d’anciens réfugiés, retournées au Cambodge il y a une quinzaine d’années, trop tard pour trouver une terre où s’installer. Ils vivent donc sur le bord des chemins, construisant leurs cahutes de chaume et de tôles à cheval sur un fossé. Les hommes louent leur force sur les chantiers dans les villes voisines ou comme portefaix à Poïpet pendant que les femmes gardent les nombreux enfants. Une quarantaine de kilomètres plus loin, adossé à la frontière thaïlandaise, se trouve la petite bourgade de Malaï. Cette région fut, avec Païlin, le premier bastion khmer rouge à tomber en 1996, annonçant la mort prochaine du mouvement. Ieng Sary, ancien ministre des Affaires étrangères du gouvernement de Pol Pot, aujourd’hui jugé pour crimes contre l’humanité au tribunal spécial de Phnom Penh, était le patron de cette zone clé de la guérilla khmère rouge. Son Sikoeun, lui, se trouvait à Malaï. Personnage hors du commun, Sikoeun ancien cadre du régime, a vécu toute la période khmère rouge avec sa femme, une jeune institutrice française, et ses enfants.

 

Laurence Picq parviendra à fuir en France à la fin du régime et décrira son calvaire dans un livre aujourd’hui célèbre : Au-delà du ciel, 5 ans chez les Khmers rouges. En 1996, lorsque Sikoeun rencontre pour la première fois des journalistes français dans ce minuscule village de Malaï, la première question fut pour sa femme et ses enfants. Quelque temps plus tard, il partait en France pour un court séjour, tenter de renouer ce qui pouvait l’être. Aujourd’hui, le village est devenu une grosse bourgade et personne ne connaît plus le nom de celui qui fut pourtant le maître des lieux.

 

La piste reprend vers le Sud. Elle longe des montagnes aux falaises abruptes. Les paysages sont superbes. La région est riche en cultures, manioc, jatropha curcas (plante destinée à réaliser le carburant vert), céréales et légumes. Les champs sont vastes, mais les quelques villages qui parsèment la route restent très pauvres. Premier vallon, premier col. La piste monte à flanc de montagne et surplombe les nombreux champs cultivés. La vue est imprenable. Le ravitaillement en Red Bull pour les pilotes et en essence pour les motos se fait régulièrement. Ici, le précieux liquide est vendu un peu partout au litre, dans des bouteilles de Coca. La propriétaire de l’échoppe est originaire de la province de Takéo. Elle a tout quitté pour venir s’installer ici, sur un bout de terre qu’elle a acheté 5000 dollars au milieu de nulle part. Sa fille, teenager habillée moderne, semble amèrement regretter le choix de ses parents…

 

Païlin – Veal Veng : 150 kilomètres

 

La nuit tombée, notre équipée sauvage rallie finalement l’ancien bastion khmer rouge. Païlin était jusqu’à ces dernières années la capitale cambodgienne du rubis et du saphir. Ces trésors géologiques ont en partie servi à alimenter les caisses de la rébellion khmère rouge. Exploitées à outrance par des mineurs thaïlandais, les réserves sont désormais vidées de leur richesse. Païlin est aujourd’hui devenue un immense nuage de poussière qui entoure un grand marché, de nombreux bordels et toute une faune d’aventuriers venus, ici aussi, trouver l’eldorado. La pagode de la ville est unique. Souvent appelée pagode des enfers (version bouddhique), elle est recouverte de fresques montrant les pêcheurs en train de griller, se faisant arracher la langue ou projetés vivant dans des chaudrons d’eau bouillante. Pour parfaire l’horreur, les habitants se sont payés un jardin dans lequel des personnages de ciment vivement colorés se torturent allègrement. Le parallèle avec les atrocités commises durant le règne Khmer rouge est immédiat. Mais cela n’a rien à voir nous dit un bonze. «C’est une pure coïncidence!»

 

On en oublierait presque que cette pagode de Phnom Yat a été nommée en hommage à une vieille ermite, la grand-mère Yat, qui vivait là en des temps légendaires. Comme l’explique le Petit Futé sur le Cambodge, « cette dame, un peu sorcière, n’aimait pas que l’on tue les animaux de la forêt. En échange de l’arrêt de la chasse, la vieille promit aux habitants qu’une récompense les attendrait dans un ruisseau sur la colline dominant le village. À leur arrivée, ceux-ci découvrirent une loutre (péh en khmer) qui jouait (légn) dans l’eau et s’approcha d’eux en ouvrant la gueule qu’elle avait pleine de pierres précieuses. Le village fut donc baptisé Péh Légn – la loutre qui joue – ce que les Siamois qui occupèrent la région au début du siècle transformèrent en Païlin. L’autel de la mère Yat, au sommet de la colline est maintenant devenu un lieu de pèlerinage pour tous les Khmers qui souhaitent s’enrichir ».

 

Les stigmates de décennies de guerre suivie d’une longue guérilla sont toujours présents dans cette région la plus minée du royaume. En haut de la colline, des démineurs s’affairaient le jour de notre passage à dégager un obus non explosé « de facture américaine » selon le démineur, datant du début des années 1970, époque où l’Oncle Sam, comme il sait si bien le faire, lâchait ses bombes un peu partout dans la région. Mais il est temps de reprendre la route. Direction le sud. Quelques villages s’étirent encore le long de la piste parsemée de petits panneaux rouges : « Danger Mines ». Au loin, la chaîne des Cardamomes émerge des brumes de chaleur. Il fait 38°C à l’ombre.

 

Puis viennent les premiers signes de la déforestation massive. À perte de vue se déroule ce spectacle affligeant. La fin de la piste marque l’entrée dans le district de Samlaut, le royaume d’Angelina Jolie. Quelques kilomètres après le passage d’un long pont de bambou, réservé à ceux qui ne connaissent pas le vertige, se trouve la propriété de la star d’ Hollywood. L’entrée est gardée par un militaire peu bavard qui incite à poursuivre sa route. Samlaut est un district étonnant dont le paysage est taillé sur mesure pour les motos tout-terrains : passage de rivières à guets ou de petits ponts de bois, spectacles d’une vie rurale millénaire… Puis, après avoir passé le village du même nom que le district, la piste de latérite reprend un peu et se déroule encore durant de longs kilomètres.

 

La végétation s’y fait plus dense. La route se rétrécit et s’enfonce dans la forêt d’une des montagnes de la chaîne des Cardamomes. Veal Veng est au bout de ce chemin défoncé d’ornières, l’un des plus techniques depuis le départ de l’aventure. Condition physique et pratique assidue de la moto sont indispensables pour parvenir au bout… Les quarante derniers kilomètres se feront dans une forêt dense où le ciel est à peine visible derrière la haute cime des arbres, tout comme cette piste qui n’en finit pas de déboucher sur des culs de sacs et qui oblige à d’incessants retours en arrière. Pas âme qui vive et la nuit qui va bientôt tomber. Enfin, au bout d’un énième détour apparaissent quelques maisons de bois le long d’une piste en latérite. C’est la route qui relie la ville de Pursat au village de Veal Veng, à vingt kilomètres de là.

 

Veal Veng – frontière thaïlandaise – Veal Veng : 145 kilomètres

 

La bourgade de Veal Veng n’a en soi que très peu d’intérêt, sinon qu’elle symbolise à elle seule cet ancien far-west cambodgien, où les maisons sont alignées le long des axes routiers et où trône forcément un rond-point quelque part. La vie s’arrête à la nuit tombée et trouver un bol de riz à partir de 19 heures n’est pas très aisé. Heureusement, une boîte de cassoulet de Toulouse avait survécu au voyage, la seconde n’ayant pas supporté les trépidations de la piste a préféré rendre l’âme dans le sac… Le lendemain matin, excursion d’une journée à la frontière thaïlandaise, au village de Thmor Da distant de 67 kilomètres. La piste enchaîne deux cols dont le plus haut culmine à près de 1500 mètres. Là encore, la déforestation est une occupation à plein temps mais « légale » car opérée par des militaires en uniforme qui campent dans une clairière sur le bord des routes. Dans la villa qui nous accueille pour casser la croûte, une jeune fille garde son bébé. Elle revient de Phnom Penh où elle a été licenciée d’une usine de textile. Son mari est toujours là-bas, à des centaines de kilomètres de ce bout de terre accolé à la Thaïlande. Elle ne retournera pas à la capitale dit-elle. « La vie y est trop dure ».

 

Veal Veng – O Saom : 100 kilomètres

 

Le clou de l’aventure se trouve quelque part au cœur des Cardamomes à une cinquantaine de kilomètres de Veal Veng, non loin de la piste que tracent en pleine jungle une équipe d’ingénieurs Chinois. La future route, lorsqu’elle sera terminée, reliera Pursat à la presqu’île de Koh Kong. Elle traverse de part en part le massif montagneux. Les Chinois en profitent également pour construire une série de barrages hydroélectriques. Les baraquements de tôle ondulée se dressent sur la berge d’une rivière et les ouvriers s’affairent sur des kilomètres. La chute d’eau la plus haute du Cambodge est là, non loin du campement. Pas facile à trouver le minuscule sentier qui, taillé à la machette dans l’entrelacs des bambous et autres plantes tropicales, quitte la piste pour s’enfoncer dans la jungle. Quelques centaines de mètres plus loin, un autre encore plus petit descend vers les chutes. Le panneau qui indique le lieu est écrit en chinois… Un tel site deviendra certainement, lorsque la route sera terminée, une attraction touristique prisée. Mais aujourd’hui, le spectacle se mérite.

 

Après une crevaison – la deuxième de l’expédition – et une douche rafraîchissante, direction O Saom, le point de départ pour tenter de se rendre Koh Kong en longeant un sentier de montagne. Ils sont une poignée au Cambodge à pouvoir se targuer d’avoir « fait » les Cardamones, c’est-à-dire, dans un sens ou dans l’autre, être parvenu à relier Koh Kong à O Saom. Le sentier est tout de même relativement fréquenté par les locaux et quelques téméraires qui, en moto ou même vélo, tentent le pari fou. Cinq heures de galère pour parcourir 22 kilomètres ! Et autant pour le retour. Parti le lendemain dès l’aube pour tenter l’aventure, notre groupe de six motards reviendra dix heures plus tard, épuisé, fourbu, au point de départ. Mais heureux de retrouver un semblant de civilisation !

 

La jungle est un enfer oppressant. Les sangsues entrent dans les bottes, les vêtements et se collent à la peau. Les guêpes sont partout au moindre arrêt à bourdonner autour du visage, la boue colle aux roues, supprimant toute adhérence, et la moiteur est insupportable. Par moment, il faut tirer les motos avec des cordes sur des pentes à 70 degrés. Embrayage cassé en cours de route pour une bécane. Impossibilité d’aller plus loin. Une rivière est infranchissable et les passeurs n’ont pas encore pris position sur chaque rive comme ils le feront dans quelques jours. Un enfer vert… mais pas pour tout le monde. Le lendemain, trois Cambodgiens sur deux petites mobylettes feront l’aller-retour et ramèneront la moto en panne en moins de quatre heures. Une humiliation pour les motards qui ne s’en remettront pas ! Et le comble : dans ce village de quelques âmes où l’électricité est un fantasme, le chef de la police dispose d’une Honda Baja du même modèle que celle en panne. Par chance, il vient juste de se faire livrer un embrayage de secours. Le prix de la précieuse pièce est non discutable. Mais qu’importe. L’aventure peut se poursuivre pour le retour qui se fera d’une traite via Pursat et Battambang.

 

Le visage du Cambodge se modifie rapidement et inexorablement. Le jour où la route reliera Pursat à Koh Kong, les Cardamomes perdront définitivement leur virginité et une bonne part de leur mythe. En attendant, l’aventure est à portée de roue pour une poignée de passionnés qui rêve de grands espaces et de liberté. À consommer sans modération car bientôt, oui, bientôt, il sera vraiment trop tard… Le monde rétrécit chaque jour un peu plus.

 

Frédéric Amat

 

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