Notre ami et chroniqueur François Doré a toujours le génie de trouver des joyaux dans sa bibliothèque de la librairie du Siam et des colonies que nous vous recommandons. Cette fois, il s’agit d’un récit original de la fête de la Toussaint qui permet de retrouver nos disparus. Nous sommes en 1936, à Saïgon.
Une chronique de François Doré, Librairie du Siam et des Colonies
Un extrait d’un texte du romancier René Fabrice sur les fêtes de la Toussaint à Saïgon en 1936
C’est une très vieille femme annamite. Elle est à mon service depuis tant d’années que je me figure l’avoir toujours connue. Ce matin, elle est revenue du marché avec une grosse gerbe blanche. Camélias, tubéreuses, œillets neigeux et marguerites au cœur d’or. Humblement elle m’a demandé de la laisser aller au cimetière tantôt.
– Au cimetière ? toi catholique ?
– Non. Mais moi porter des fleurs à quelqu’un.
– Qui çà ?
– Tit bébé, une Madame moi servir déjà beaucoup longtemps. Maman lui partie en France pour toujours, alors lui dire avec Thi-Haï : « Quand y en a la fête française, toi porter les fleurs pour Tit Nho moi… ».
– Mais cette Madame, elle est partie depuis quand ? Il y a déjà si longtemps que tu es avec moi…
– Oh ! peut-être vingt ans déjà. Tit bébé serait beaucoup grand maintenant. Peut-être lui faire soldat…
C’est la première fois, depuis mon arrivée en Indochine, que pareille demande m’est adressée ; jamais en effet, je n’étais demeuré à Saïgon un jour de Toussaint. Et ce geste est si simple et si beau, que j’en demeure confondu. Et tout à coup, je pense à ce cimetière de Saïgon où je n’ai personne, alors qu’en des cimetières de France, reposent mes morts à moi, dont pas une main pieuse ne fleurira la tombe aujourd’hui… La pauvre tombe de grès noircie et que chaque automne fait plus moussue… Je pense à ce petit compatriote qui dort son dernier sommeil sur la terre d’Annam, à ses parents qui l’ont laissé avec quel déchirement de cœur, qui sait, morts aussi depuis, peut-être…
Et il me vient un grand respect pour cette tradition, ce culte des ancêtres qu’ont les Annamites. Ainsi cette femme, qui gagne péniblement sa vie, n’omettrait pas de fleurir la tombe du petit mort, que ses maîtres lui ont léguée. Depuis vingt ans… Alors en mémoire des miens, je tends à la vieille femme un peu d’argent : « Tiens, tu mettras aussi un bouquet pour moi… ».
René FABRICE.
La Nouvelle Revue Indochinoise. Décembre 1936
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