Une analyse d’Yves Carmona, ancien ambassadeur de France.
Le 20 juillet 2025 avait lieu, au suffrage universel direct, le renouvellement par moitié de la chambre haute (Sénat) du Japon, qui comprend 248 sièges : 100 à la proportionnelle nationale et 148 à la proportionnelle départementale.
Le dépouillement du scrutin sénatorial, au suffrage universel direct au Japon, a pris du temps mais les résultats que le Premier ministre Ishiba Shigeru (Parti libéral démocrate, PLD, conservateur) a reconnus sont une cuisante défaite pour la coalition qu’il préside : le PLD a 39 élus et le Komei (d’inspiration bouddhiste) 8 élus, loin de la majorité absolue (125 sièges). Le PLD est au pouvoir depuis 1955 à part deux brèves interruptions en 1993-94 puis 2009-2012.
Indéniablement, M. Ishiba aura du mal à sauver son poste malgré son invocation de l’intérêt national, à 10 jours de l’entrée en vigueur des droits Trump.
Le Parti démocrate constitutionnel (PDC), lointain successeur du parti socialiste, dont l’actuel président M. Noda a déjà gouverné en 2011-2012, a plutôt réussi avec 22 élus et est le mieux placé dans l’opposition, mais son programme, dont les mesures phares sont la baisse de la taxe sur l’essence et la suppression de la taxe à la consommation sur les produits alimentaires, suffira-t-il à lui permettre d’être à nouveau Premier ministre ?
Avant même le scrutin du 20 juillet, la presse a publié de nombreux articles. Les supputations, parfois appuyées sur des sondages, sont allées bon train : le taux de participation allait-il pâtir de l’émiettement des candidatures ? Le désintérêt, notamment des jeunes, pour « la politique » allait-il s’accentuer ? Un thème a fait florès : « Il y a trop d’étrangers au Japon », en particulier des touristes qui jettent par terre des papiers gras, ne respectent pas les jours de tri et sont trop nombreux sur les sites les plus connus. On le trouve moins dans la grande presse que sur les réseaux sociaux : selon certains, le gouvernement aurait délivré aux Chinois un grand nombre de visas pour noyer la population « authentiquement japonaise » — en somme, le grand remplacement…
Au point que le mauvais résultat du PLD serait en partie dû à cette rumeur dont le Parti populiste xénophobe du Sanseitô, 14 sièges, et d’autres partis d’extrême-droite Restauration (comme sous Meiji qui en avait fait le slogan de l’impérialisme nippon), 7 sièges et le Parti conservateur, 2 sièges, sont les principaux bénéficiaires.
Restent inquiétants les enjeux géopolitiques : Chine, Corée du Nord et maintenant États-Unis.
Un récent webinaire d’experts et professeurs japonais, indonésiens et philippins, suivi par l’auteur de ces lignes, mettait l’accent sur la sécurité maritime. Initialement consacré à l’Indonésie — 17 500 îles, dont 70 % du territoire est en mer — la discussion s’est élargie à l’Asie du Sud-Est, où l’aide japonaise au développement joue un rôle majeur, puis aux incursions des navires et avions de chasse de la République populaire de Chine (RPC) en mer du Japon ainsi qu’au non-respect par la RPC du code de conduite.
Les discussions ont commencé dans les années 60, mais le 13 juillet dernier, la Chine et les membres de l’ASEAN ont conclu un accord pour accélérer les négociations en vue d’un « code contraignant de conduite en Mer de Chine du Sud ». La Chine a jusqu’à présent traîné les pieds sur tout accord qui limiterait ses marges de manœuvre alors qu’elle a tracé sur la carte une ligne à 9 traits couvrant une bonne partie de cette zone où elle multiplie quotidiennement les incursions.
Elle a déjà rejeté la sentence de la Cour permanente d’arbitrage (CPA) rendue en juillet 2016 — arbitre établi en 1982 sous l’égide de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer — avis qui enjoignait la Chine et les Philippines de trouver un accord sur la délimitation de leur frontière maritime. La Chine a ignoré cette décision et a continué, au prix de gros travaux de terrassement, d’occuper le terrain aux dépens des intérêts des pays d’Asie du Sud-Est : Vietnam, Philippines, Malaisie, Brunei et Indonésie.
Or les incursions chinoises concernent aussi le Japon, qu’elles aient lieu dans l’espace maritime ou aérien nippon. Voilà donc l’archipel aux prises avec la RPC et le vieux rêve d’une « sphère de coprospérité » asiatique battu en brèche par ce grand voisin.
Longtemps, le Japon a pu compter sur la protection des États-Unis, mais l’attitude fluctuante du président Trump montre que ce n’est plus le cas.
Pire, sa menace d’une hausse rédhibitoire des droits de douane et l’exigence d’une augmentation du coût de la défense, alors que la grande majorité de l’électorat vit chichement, ajoutent au sentiment général d’insécurité.
Cette impression d’être environnés de pays hostiles ou indifférents pousse une partie des électeurs nippons à se réfugier dans la xénophobie, voire un régionalisme douteux. Ainsi le jour-même du scrutin, le quotidien de centre gauche, tokyoïte comme le sont tous les grands journaux, Mainichi Shimbun, affecte de s’interroger : « le Parti de la restauration du Japon, Reiwa Shinsengumi, le Parti des suffragettes, le Parti conservateur du Japon et l’organisation politique NHK Party, si vous regardez les antécédents des chefs de parti, vous constaterez qu’ils ont grandi et étudié à Osaka. Il doit y avoir une raison » et le quotidien tokyoïte de mener l’enquête…
Il existe bien une identité d’Osaka, différente de celle de Tokyo et des autres régions, même la langue parlée, le mode de vie, l’humour, etc., ne sont pas les mêmes. De là à en faire un critère de différenciation politique nourrit un discours nationaliste qui fait écho, là aussi, à un certain passé.
PLD et Komeitô, alliés de longue date, vont perdre la majorité ; il leur faudra donc, pour rester en place, faire alliance, mais avec qui ?
Face au poids encore jamais atteint de la dette publique (plus de 236 % du Produit intérieur brut en 2024), les partis populistes refusent qu’elle soit en partie comblée par une augmentation de la taxe à la consommation que propose en revanche le Premier ministre Ishiba. Il fait flèche de tout bois, promettant une hausse des aides versées à tous les foyers, invoque l’influence sur le scrutin de puissances étrangères. En dépit de ces « promesses » et de tels propos d’une crédibilité douteuse, il risque de perdre son mandat…
Commentaires
1- M. Ishiba espérait que des élections sénatoriales réussies ouvriraient la voie à une dissolution anticipée de la Chambre des représentants élue le 11 novembre 2024, la majorité absolue n’étant rendue possible que par l’appoint du Parti démocrate du Peuple. Cela paraît impossible, mais une alliance de gauche avec le PDC n’est guère envisageable.
2- Au Japon, c’est toujours des grandes entreprises dont dépend la prospérité économique. Les marchés n’ont quasiment pas bougé après les résultats électoraux. L’opinion est en fait beaucoup plus préoccupée par la forte augmentation des droits de douane prévue par M. Trump le 1er août. C’est d’ailleurs la proximité de cette dramatique échéance qu’a invoquée M. Ishiba pour rester fidèle à son poste. L’électorat a-t-il voté pour rien ? M. Ishiba n’est pas le premier à trouver dans l’union nationale une raison de garder sa fonction.
3- Le taux de participation n’a pas encore été mesuré, mais il est déjà certain que ce sont les jeunes qui votent le moins, et le scrutin du 20 juillet risque fort d’accentuer cette désaffection.
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