
Par Yves Carmona, ancien Ambassadeur de France au Laos et au Népal, spécialiste du Japon.
Introduction : un regard sur la nouvelle Première ministre
Que le lecteur se rassure, l’auteur de ces lignes continuera à écrire sur d’autres pays que le Japon. Mais il est nécessaire, alors que la première femme à diriger le gouvernement de l’archipel débute dans cette fonction, d’essayer de scruter quelle est sa direction.
Le Président Mitterrand l’a déclaré à la fin de son deuxième mandat : « le nationalisme, c’est la guerre » – lui qui n’avait pas hésité en d’autres temps à se montrer belliciste. Il est improbable que Mme Takaichi ait puisé dans les idées de l’ancien président français son inspiration politique, mais ce rapprochement nous rappelle au moins une banalité : les hommes et femmes politiques changent.
On le sait, Mme Takaichi a dû tenir compte d’un contexte politique contraint : la fin de l’alliance avec le Kōmeitō (décidée par ce dernier) l’a conduite à s’associer au « Parti japonais de l’innovation » (Nippon Ishin no Kai), encore plus à droite qu’elle au sein du PLD qui est, depuis sa création en 1955, un parti attrape-tout. Elle se situe résolument dans la mouvance nationaliste.
Priorité au niveau de vie des Japonais
À peine élue Première ministre, Mme Takaichi fait un début retentissant marqué par son souci du niveau de vie de ses compatriotes.
Bill Clinton, dans sa campagne électorale victorieuse de 1992, avait fait de la formule » it’s the economy, stupid ! » le slogan central de sa campagne présidentielle. Mme Takaichi l’a bien compris :
À l’occasion de son discours de politique générale du 24 octobre, elle dénonce en premier lieu la hausse du coût de la vie, promettant que son gouvernement adoptera une politique budgétaire responsable au service d’un « archipel japonais fort et prospère », afin de satisfaire l’électorat conservateur. Pour complaire à son allié, elle a annoncé une réforme de la sécurité sociale et la création d’un cadre pour établir une « deuxième capitale nationale » – pas sûr que cette innovation destinée à Osaka soit très réaliste.
La négociation avec le parti Ishin aboutit à la suppression au 31 décembre de cette année de la « taxe provisoire sur l’essence », expressément réclamée par son nouvel allié.
Mme Takaichi se dit en même temps favorable à un mécanisme très proche de l’impôt négatif (« le crédit d’impôt à versement ») combinant réduction d’impôt et versement en liquide pour aider les personnes à faibles et moyens revenus.
Enfin, on apprend le 19 novembre qu’avec le soutien du gouvernement, le gouverneur de Niigata est « sur le point » d’approuver le redémarrage de la centrale nucléaire de Kashiwazaki-Kariwa, pour la première fois depuis que la catastrophe de Fukushima en mars 2011 avait suscité l’arrêt de tout le parc nucléaire de la compagnie TEPCO, provoquant l’alourdissement des factures d’électricité.
Diplomatie et sécurité : une présence affirmée
Cependant, ce sont les aspects diplomatiques et sécuritaires qui frappent les esprits, en particulier hors du Japon. Mme Takaichi s’engage à relever à 2 % du PIB dans le prochain exercice (mars 2026) le budget de la défense, deux ans plus tôt que prévu par son prédécesseur, indiquant par là que le concept d’un « espace indo-pacifique libre et ouvert » lancé il y a 10 ans par son mentor Shinzō Abe sera un pilier de sa diplomatie.
Sa participation deux jours plus tard au sommet de l’ASEAN (les désormais 11 pays membres d’Asie du Sud-Est), qui traditionnellement s’élargit aux puissances régionales et où l’influence japonaise est forte, lui a permis de conclure avec eux une déclaration sur la sécurité, le cyber et les technologies de pointe, notamment l’intelligence artificielle.
Le Président Trump, dès son arrivée à Tokyo le 27 octobre pour sa première visite depuis son élection, a saisi l’occasion pour conclure avec la nouvelle Première ministre un mémorandum sur la coopération en matière de construction navale, ainsi que dans sept domaines scientifiques et technologiques : intelligence artificielle, sécurité de la recherche, standards de télécommunication au-delà des 5ᵉ et 6ᵉ générations, médicaments et biotechnologies, technologie quantique, fusion nucléaire et spatial.
Mme Takaichi a également engagé le Japon à investir 400 milliards de dollars dans 21 projets bénéficiant à l’économie américaine, dont des centrales nucléaires de nouvelle génération, une infrastructure pour alimenter en énergie des data centers et une mise à niveau des routes navales. La Première ministre et le président américain ont en même temps confirmé l’accord bilatéral déjà négocié par son prédécesseur, M. Ishiba, sur les droits de douane.
Accompagné de Mme Takaichi et du Secrétaire d’État Marco Rubio, M. Trump a enfin rencontré les familles des personnes japonaises kidnappées par la Corée du Nord de 1977 à 1983, dossier qui avait contribué à la popularité de l’ex-Premier ministre depuis assassiné, Shinzō Abe. Trump les a assurées : « we will do everything within our power » (pour obtenir leur libération et leur rapatriement au Japon).
Politique intérieure et immigration
Autre politique populaire, voire populiste, allant apparemment dans le sens de son allié, le Parti japonais de l’innovation, dont le slogan est « Japanese first » (Nihon Daiichi), Mme Takaichi s’est dite en faveur de mesures fortes contre les immigrés illégaux. Le nombre d’étrangers résidant au Japon a atteint environ 3,95 millions de personnes (fin juin), soit 3 % de la population. Cette immigration est en fait la conséquence du vieillissement de la population japonaise.
Lors de sa première réunion ministérielle sur ce sujet, la Première ministre a examiné les mesures destinées à revoir les règles sur les achats immobiliers par des étrangers (notamment chinois). D’autre part, le ministère de la Santé va réprimer les résidents étrangers qui ne s’acquittent pas de leurs dépenses de santé.
Mme Takaichi a également lancé un nouveau conseil d’experts pour une « stratégie nationale de croissance du Japon » reposant sur 17 secteurs critiques, dont chacun se verrait allouer un ministre responsable : semi-conducteurs, construction navale, quantique, aérospatial, numérique, cybersécurité, industries de défense et fusion énergétique. Toujours sur le plan économique, elle s’efforcera de réduire l’inflation.
Les résultats sont là : un taux de soutien élevé, bien plus que celui obtenu par ses prédécesseurs immédiats à leurs débuts, et le retour au PLD d’électeurs conservateurs, notamment les jeunes, y compris de sexe masculin, qui l’avaient abandonné. Cette forte popularité, qui ne s’est pas démentie depuis, est loin de n’être due qu’aux succès (contrastés, voir ci-dessous) de sa diplomatie.
Il n’est pas jusqu’à son aînée, Mme Yuriko Koike, gouverneure de Tokyo, qui se félicite de sa nomination, bien que le féminisme ne soit pas sa motivation principale, car elle est « la première femme à occuper le poste de Premier ministre depuis 104 générations. Je pense que cela en soi est déjà un message fort. »
Relations avec la Chine et crise Taïwan
Mais c’est avec la Chine que l’action diplomatique de la nouvelle Première ministre est la plus contrastée.
Elle a rencontré pour la première fois le président chinois Xi Jinping le 31 octobre, à Gyeongju, en Corée du Sud, où se tenait la réunion au sommet de la Coopération économique pour l’Asie-Pacifique (APEC). Le président chinois y a vu un signe favorable, mais quelques jours après, changement de ton.
Lors d’une session budgétaire au Parlement, tenue le 7 novembre, Mme Takaichi a déclaré que si une « situation d’urgence à Taïwan » implique « le déploiement de navires de guerre et le recours à la force », cela pourrait constituer une « situation menaçant la survie du Japon », rendant ainsi possible l’activation de la légitime défense collective. Comme le pense le chercheur français Jean-Pierre Cabestan, « si la Chine attaque Taïwan, il sera impossible au Japon de rester en dehors du conflit. »
On se rappellera que la notion de « crise existentielle » a été introduite dans la « loi sur la sécurité nationale et la légitime défense collective » promulguée par l’administration Shinzō Abe en 2015. Celle-ci stipule que si « un autre pays ayant des relations étroites avec le Japon subit une attaque armée, par laquelle l’existence du Japon est menacée, et s’il existe un danger évident que la vie, la liberté et le droit de poursuivre le bonheur de la population soient fondamentalement renversés », le Japon peut alors, pour mettre fin à une telle « crise existentielle », recourir à la force et agir en coopération avec d’autres pays. Avant de prendre ses fonctions, Mme Takaichi avait souvent évoqué la possibilité qu’une situation d’urgence à Taïwan puisse relever d’une « crise existentielle ».
Sa franchise (ses prédécesseurs préféraient ne pas répondre) a entraîné une mini-crise avec Pékin : le Consul général chinois à Osaka a posté sur le réseau X : « Cette sale tête qui s’est mêlée de nos affaires sans y être invitée, nous n’avons d’autre choix que la trancher sans la moindre hésitation. Es-tu prêt ? » (post supprimé depuis), ce qui a provoqué les protestations du secrétaire général japonais du gouvernement, jugeant ces propos « extrêmement inappropriés » et « menaçants ».
De son côté, la Première ministre a déclaré qu’elle n’avait pas l’intention de « reculer », mais qu’elle éviterait à l’avenir de spécifier des scénarios précis pour une « crise existentielle ».
Popularité et héritage politique
Mme Takaichi jouit pour le moment d’une grande popularité, notamment parce qu’elle n’est pas issue d’une dynastie comme tant d’autres hommes politiques avant elle : elle s’est construite toute seule. Cependant, il se dit que Mme Takaichi s’inspirerait des méthodes de l’ancien Premier ministre Shinzō Abe, dont elle était proche, jusqu’à s’entourer de vice-ministres de son clan.
Or M. Abe avait consolidé sa base électorale issue du plus grand groupe parlementaire de l’époque ; il ne s’agissait pas non plus d’un gouvernement minoritaire. Le contexte politique dans lequel se trouve Mme Takaichi est donc beaucoup plus difficile, et elle risque de paraître sous influence. Il sera intéressant de voir comment elle parviendra à trouver le juste équilibre entre ses positions conservatrices et d’autres plus centristes.
Tensions avec Pékin et défis sécuritaires
L’affaire de ses déclarations concernant Taïwan a été naturellement instrumentalisée par Pékin, qui remonte aux exactions commises en Chine à partir de 1931 par la soldatesque nippone, et s’offusque également qu’elle ait remis une décoration à l’ex-représentant du bureau de Taipei à Tokyo. Le 17 novembre, Pékin a annoncé qu’il n’y aurait pas de rencontre entre elle et son homologue chinois à l’occasion du prochain G20, et va jusqu’à recommander à ses ressortissants de ne pas se rendre au Japon ou de le quitter car ils y seraient menacés.
Cette crise a naturellement affaibli Mme Takaichi au moment où la traditionnelle protection par le parapluie américain est moins certaine, ce qui inquiète jusqu’au sein de son gouvernement.
Des soupçons de blanchiment d’argent public et de financement illégal continuent de peser sur le Parti de l’innovation Ishin, ce qui, par contrecoup, pourrait fragiliser le gouvernement de coalition de Mme Takaichi.
Signal inquiétant : la Première ministre a nommé M. Ichikawa Keiichi, ancien directeur général du Bureau des Affaires nord-américaines au Gaimushō, ayant joué un rôle important dans la définition de la diplomatie d’Abe, au poste de secrétaire général du Secrétariat de la Sécurité nationale (et de conseiller spécial du Cabinet), marquant un retour aux méthodes autoritaires de l’ère Abe. La nomination de M. Ichikawa en remplacement de M. Okano Masataka, qui venait d’être nommé à cette fonction après avoir été vice-ministre des Affaires étrangères, a été jugée par les médias comme « extrêmement inhabituelle ».
Certains analystes la considèrent comme visant à renforcer un « pôle dur » de politique de sécurité, face à des menaces perçues par l’archipel nippon comme croissantes (Chine, renseignement, espionnage, ingérences…). D’aucuns au Gaimushō craignent que la nouvelle direction reflète un glissement de pouvoir vers une ligne « sécurité dure », et non plus une diplomatie plus traditionnelle.
Chaque semaine, recevez notre lettre d’informations Gavroche Hebdo. Inscrivez-vous en cliquant ici.








