Le Tofu, bien plus que du soja, une chronique culinaire et sociétale de François Guilbert
Journaliste free-lance britannique installé à Tokyo depuis une dizaine d’années, Russell Thomas s’est passionné pour l’histoire du tofu.
Une enquête fouillée
Elle l’a conduit à s’interroger d’abord sur le produit et son émergence en Chine puis au Japon. Pour bien appréhender cet aliment millénaire et sa complexe circulation culinaire, il convient de faire quelques efforts. Au fond, le tofu a une image tronquée par sa texture et son apparentement à la cuisine végétarienne.
Ensuite, il a fallu en suivre les pérégrinations sinueuses en Asie du nord-est et du sud-est, puis bien au-delà, et pour tout dire jusqu’à ses substituts (cf. vicia faba, haricot lupin, pois chiche en pays shan et en Birmanie (to hpu)). Des étapes historiques parfois extravagantes quand la propagation s’est trouvée, par exemple, facilitée par le retour au pays des prisonniers militaires russes après la guerre de 1905 ou encore par l’octroi d’un privilège de vente dans la région du Kansai (Hyogo, Osaka) donné aux anciens combattants nippons.
Un travail minutieux et bien illustré
Au passage sont venues des questions sur les mythes fondateurs ou encore une interrogation sur pourquoi il n’y pas eu de mot pour désigner historiquement le soja en Inde et dans le Pacifique. Mais au-delà des examens lexicaux ou historiques qui ont fait du tofu un bien plus présent en Extrême-Orient que dans les pays de l’ASEAN, voilà un aliment qui voyage mal en dehors d’une chaîne du froid performante mais que l’on retrouve aujourd’hui sur les étals et sur les tables familiales des quatre coins du monde.
Un produit mondialisé mais ayant gardé de fortes identités locales
Ce n’est pas le moindre des intérêts du reportage de l’auteur britannique et de son index que d’avoir réussi à dépeindre, avec de nombreux exemples à l’appui, la glocalisation du tofu. A ce titre, les passages consacrés à l’Afrique, l’Océan Indien et à l’Asie centrale sont particulièrement éclairants. Les émigrés chinois, coréens et japonais ont en effet fait émerger des unités de production et de commercialisation à succès en Libye, à Maurice ou encore en Éthiopie, au Nigeria, au Rwanda et en Zambie. De cette plongée « exotique », Russell Thomas fait ressortir ses lecteurs par l’Occident.
Quatre siècles de cheminement commun n’auront pas suffi à installer pleinement le tofu en Europe
Bien que connu dans nos contrées depuis le XVIIème siècle et des comptes-rendus de missionnaires catholiques au Japon, force est de constater que les préjugés sur le tofu d’hier semble avoir eu la vie bien dure en Europe et en Amérique du nord. L’auteur y est donc revenu en détails, jusqu’à évoquer des expressions « tofuphobes ». Mais il ne s’est pas arrêté en si bon chemin. Il a pris un grand soin à examiner l’impact culturel du tofu dans une perspective plus large, en examinant des idiomes, de l’argot ou de l’humour, des pratiques religieuses, funéraires, des métaphores sexuelles, aux représentations dans les médias et dans les jeux vidéo.
Pour finir, l’enquêteur a décortiqué le tofu en tant que produit alimentaire mondialisé et en tant qu’industrie à la fois en plein essor et pourtant déjà sur une pente glissante, liée à une production de soja non respectueuse de l’environnement et évoluant avec les besoins alimentaires changeants du monde. Pour poursuivre en français leur voyage au pays du tofu, les bibliophages et non-connaisseurs ont tout intérêt à se (re)plonger dans l’ouvrage de Camille Oger « Terres de Tofu » dont nous avons parlé en juin 2021. En outre, ils y trouveront plus de quatre-vingt recettes à réaliser avec du tofu contre sept dans l’ouvrage de R. Thomas.
Russell Thomas : Tofu : A Culinary History, Reakton Books, Londres, 2024, 267 p, 28 €
François Guilbert
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