Une chronique siamoise de Patrick Chesneau
Au pays de la street food, une boisson trône en majesté sur les tables et les comptoirs : la bière. Les Thaïlandais vouent à ce breuvage mordoré une ferveur qui tient de la dévotion. Les étrangers, touristes et expats, leur emboîtent le pas. Pour l’essentiel, trois marques de bière locale se disputent les faveurs de la clientèle dans ce somptueux royaume. Non seulement elles règnent sur un marché juteux avoisinant les 200 milliards de bahts, mais surtout, elles imprègnent la psyché siamoise. Occasion de plonger avec délice dans une truculente saga…
C’est une histoire thaïlandaise qui évoque l’enfance. Trois noms, deux grandes familles. Singha (prononcer sing), Chang et Leo ont grandi pratiquement côte à côte. Singha est l’aînée, conçue au siècle dernier, en 1933. Suivie en 1995 par Chang, la cadette. Leo, la petite dernière, a vu le jour plus récemment en 1998, dans la même famille que Singha. Ce qui correspondait, à l’époque, à un effet marketing : un « coup de jeune » dans la stratégie de développement d’une dynastie déjà solidement installée. Une enfance placée sous quelques préceptes alliant volonté et ambition.
Éducation patiemment acquise dans un milieu d’industriels dynamiques et entreprenants : des brasseurs. Parmi leurs fréquentations : la confrérie des alcools forts et le cénacle des spiritueux. Dans le grand jeu de mah-jong économique d’une Thaïlande en plein essor au siècle dernier, le défi à relever n’était pas mince : créer des marques authentiquement thaïes destinées à remplacer les bières allogènes massivement importées. Quelques décennies plus tard, la « success story » est éclatante.
Martingale
D’emblée, la martingale gagnante a consisté à miser sur les dimensions culturelle et identitaire. Ainsi, Singha, de son nom sanskrit, s’identifie à un lion de légende (Sintho en thaï), en forme de dragon, et renvoie à la mythologie bouddhiste. Les valeurs de force, courage, persévérance, endurance et de leadership sont une constante dans les récits qui ponctuent la légende des temps pionniers. Singha arbore le Garuda, emblème du royaume, sur le col de ses bouteilles.
Pour sa part, Chang (éléphant en thaï) incarne l’animal emblématique du pays. Une bière populaire qui revendique les valeurs de la « thainess », quintessence de l’identité thaïe. Enfin, un élixir fabriqué par les Thaïs pour les Thaïs ! Le nationalisme de la sapidité. Plus de malt que de houblon ? That is the question.
Enfin, Leo prolonge cette symbolique animalière. Tel un félin, la langue bondit. Leo… léopard. Souplesse et esprit de conquête. À eux trois, nos industriels se taillent la part du lion sur le marché des gosiers secs. Pour sûr, les acteurs de cette saga savent fédérer les masses populaires. Transmission de flambeau de génération en génération. Paradoxe dans un pays de forte religiosité : la bière déclenche une consommation apparemment dénuée de restrictions impérativement établies. Par exemple, entre boire et conduire, beaucoup n’ont toujours pas choisi.
Aucune interdiction n’a réussi, jusqu’à présent, à tarir drastiquement le flot des ventes. Quant aux visiteurs venus des cinq continents, un petit vade-mecum à leur intention s’impose pour terrasser la canicule. D’abord, il leur faut apprendre à balbutier le plus distinctement possible « bia » (bière en thaï). C’est la base. Bien sûr, il est requis de savoir psalmodier par cœur le nom des trois marques principales. De Bangkok à Pattaya, de Koh Samui à Phuket, de Hua Hin à Nakhon Phanom à l’est de l’Isan, en passant par Chiang Mai — autrement dit, des bords du Mékong aux archipels plein sud, de Chumphon à Mukdahan — peu importe la géolocalisation. Un maillage serré de milliers de bars, estaminets, petits restos et échoppes artisanales assure la diffusion de ce qui est appelé folkloriquement les mousquetaires de l’ivresse. En première ligne pour désaltérer des millions de sujets en proie aux maintes épidémies de pépie aggravée.
Scénario immuable
Scénario immuable chaque dimanche. Pour récupérer d’une semaine de rude labeur, rien de mieux qu’un après-midi détente en regardant à la télé une enfilade de pugilats « muay thai ». Sur le ring, les coups pleuvent, assénés sans ménagement. Salués à chaque point gagnant par des gerbes de clameurs remontant des tripes. Comme de juste, la bière coule à flots à parité avec le whisky local tord-boyaux. Moment de communion très humectée et vociférations joyeuses dans ces hameaux du bout du monde. On est à Sakhon… ou bien Nakhon… quelque part au bout du monde… Quand tombe l’obscurité couleur d’encre, tout le monde regagne sa natte. Sommeil réparateur de rigueur. Cuver les hectolitres de Singha, Chang ou Leo est la feuille de route obligée d’une nuit embuée.
À 4 h du matin, de bruyantes pétarades déchirent soudain la torpeur collective, annonçant une journée de labeur en rizières. Ce sont les « e-ten » (prononcer itène), engins mécanisés préposés aux labours. Tonitruants, ils ont le champ libre en rase campagne. Évolution inexorable : un jour, nombre de ces paysans ont dû migrer, venant grossir au fil des décennies le flot des populations paupérisées, agglutinées en lisière des villes. Particularité : ils ont transbahuté avec eux une culture, repérable entre autres à cet engouement atavique pour les bières autochtones. De proche en proche, tous les citadins ont été convertis aux vertus de la boisson empathique et cordiale par excellence, admirant son élégance racée, la panoplie de ses couleurs chatoyantes et, une fois en bouche, sa pointe d’amertume.
Il faut pourtant éviter la surenchère laudative. À quoi bon faire mousser des marques déjà archi-dominantes sur le marché ? Quand il s’agit de rameuter de nouveaux segments de clientèle, les bières locales savent faire assaut de persuasion. Hôtels, bars, restaurants, discothèques, boîtes de nuit… Des escouades de sémillantes hôtesses en tenue légère immédiatement identifiable écument l’éventail de ces lieux de divertissement socialisé. Coloris et tons spécifiques à chaque fournisseur ont pour fonction d’inciter à rejoindre la flopée des fan-clubs respectifs. Ceux de Chang et de Singha sont particulièrement dynamiques.
Ils sponsorisent à tout va. Événements musicaux, rencontres sportives… Leur rayon d’action s’élargit sans relâche. Jusqu’à créer des collections de parasols ornés de leur patronyme commercial. De son côté, Leo, ayant fait le choix d’une plus grande discrétion, ne cherche pas à susciter de révolution de palais, préférant entretenir à coups de pubs très stylisées une réputation d’extrême fraîcheur. Il lui faut accréditer l’idée d’une déferlante réparatrice dans le contexte du réchauffement climatique mondial.
Terrain de jeu privilégié des marques : les Beer Gardens. Dès le crépuscule, ces établissements ceinturés de guirlandes d’ampoules tapageuses s’illuminent. Disséminés, en général, dans des écrins de verdure, ils resplendissent. En ces lieux, le précieux élixir est déversé dans des ballons géants et des colonnes à bulles. Verres, chopes, pintes et canettes dupliquent à l’infini une étonnante sarabande. Simultanément, des orchestres complices inondent les convives de décibels de jour, décibels de nuit. Notes chaudes, ambiance conviviale. Comme pour faire oublier la pression croissante d’une vie trépidante en milieu urbain frénétique.
Chang, Singha et Leo rafraîchissent les âmes. Concourent à façonner un art de vivre. Thai style. Jovial, enjoué, bon enfant. Les bières sont parfois immodérément prolixes. Bavardes, à l’image des piliers de comptoir. Souvent des expats en capilotade devenus pochetrons invétérés après des années de lente dérive. Signe d’un épuisement psychologique et mental. Leur dextérité à aligner des canons à la queue-leu-leu est rarement un acte festif. Des aurores aux heures les plus indues, ils macèrent dans un brouet d’histoires aussi improbables qu’aléatoires.
Toutefois, les langues de bon aloi se délient volontiers elles aussi. Faire le plein du breuvage tant convoité aide à vider son sac. À échanger quelques secrets immémoriaux. Il faut le boire pour y croire. Un argument rhétorique prend l’allure d’un subtil panaché d’érudition et de curiosité. À ce moment précis, la bière assène sa vérité. Elle est, par excellence, la boisson de la socialisation. Un agent facilitateur d’humeur guillerette. Sabai sabai, selon l’expression idoine en ces régions du bas Mékong. Singha, Chang et Leo : bières thaïes, naturellement bières du sourire. Jamais elles ne rechignent à enchanter nos papilles.
Au goulot ! Certes, avec modération, ce qui n’a jamais empêché la délectation…
Patrick Chesneau
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