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THAÏLANDE – HOMMAGE: Marcel Barang, le témoin des convulsions thaïlandaises

Journaliste : Redaction
La source : Gavroche
Date de publication : 03/07/2020
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C’est avec émotion et grand plaisir que nous publions ici le témoignage de Pierre Rousset, spécialiste de l’Asie et ami de longue date de Marcel Barang, décédé le 29 juin. L’histoire entrecroisée que nous raconte ici Pierre Rousset est unique, car elle mélange la grande histoire avec le récit d’une aventure personnel que fut celle de Marcel, passeur culturel par excellence. Avis à tous les amis de Marcel : les colonnes de Gavroche vous sont ouvertes.

 

Un hommage de Pierre Rousset publié par Europe Solidaire

 

Marcel Barang est décédé le 19 juin 2020 à Bangkok. Il avait 75 ans. Il est salué, à raison, pour sa maîtrise des langues, la qualité de ses traductions, son rôle de « passeur » culturel, faisant connaître la littérature thaïlandaise en Occident et des œuvres occidentales en Thaïlande. Son travail antérieur de journaliste n’est qu’évoqué, voire ignoré ; il n’en est pas moins important.

 

En scannant rapidement ma bibliothèque du regard, je retrouve six ouvrages traduits par Marcel, l’un en anglais, de Praphatsorn Seiwikun, les cinq autres en français – une collection d’écrits de Seksan (j’y reviens) et quatre romans de Saneh Sangsuk, dont L’ombre blanche [2]. Ce dernier livre m’a fait pleinement ressentir son talent. Chaque chapitre ne comprend qu’un paragraphe, long s’il le faut d’une trentaine de pages, et le récit coule de source.

 

Marcel a traduit le recueil de textes de Seksan Prasertkoun pour leur valeur littéraire dit-il, mais il y a plus. Seksan est aussi un pan de notre histoire commune.

 

Marcel écrit ainsi, en préface à Vivre Debout : « A la mi-juin 1975, dans mon deux-pièces “à deux pas de la Gare du Nord”, introduits par Pierre Rousset, cadre dirigeant de la Quatrième Internationale trotskiste et néanmoins ami, j’accueille trois jeunes thaïlandais – Seksan, Pridi et Prasit. Ils ont besoin qu’on les loge en attendant leur départ imminent pour les maquis thaïs (…) Seksan veut me connaître : en 1972 et en 1974, pour le compte du Monde diplomatique, j’ai fait deux grands reportages sur la Thaïlande. Certaines de mes sources ont conseillé à Seksan de me rencontrer. »

 

Décennie tumultueuse

 

Les articles et reportages de Marcel représentent l’une des meilleures analyses en langue française de la décennie tumultueuse que la Thaïlande a traversé avec le renversement de la dictature militaire en 1973, le coup d’Etat sanglant de 1976, la montée en puissance du Parti communiste thaïlandais (PCT) et sa crise quand a éclaté le conflit sino-vietnamien (Washington, Pékin, Bangkok et l’ONU soutenant alors de concert les Khmers rouges contre Hanoï et le Laos ou le PCT avait des bases). Marcel a évidemment couvert d’autres pays, avec la même volonté d’aller au fond des choses.

 

Nous appartenions à une même génération, politisée quand le Vietnam était devenu l’épicentre d’un conflit mondial provoqué par la volonté des puissances nippo-occidentales d’endiguer les mouvements de libération nationale. Politisée aussi par la montée des luttes étudiantes et sociales qui ont conduit en France à Mai 68. J’ai trouvé ma place dans un engagement militant de longue durée. Il a trouvé la sienne avec Le Monde diplomatique à l’époque de Claude Julien. Il n’était ni encarté ni encartable.

 

Mouvements étudiants

 

Je ne me souviens plus de quand date notre première rencontre, probablement au tout début des années 70. La situation étant devenue pour moi trop « chaude » en France (répression post-68), je me suis impliqué dans l’activité internationale et la solidarité Asie. En 1974, la Thaïlande était une destination d’évidence : aller tisser des liens avec ces mouvements étudiants (mais pas que…) qui venaient de renverser la dictature… Marcel couvrait déjà le pays, où il s’établira définitivement en mai 1978. Mes voyages asiatiques se sont répétés tous les ans – et tous les ans, je retrouvais Marcel à Bangkok. Par ailleurs, nos cheminements en Asie du Sud-Est ne cessaient de s’entrecroiser, à la rencontre de la nouvelle génération militante qui s’affirmait dans la région.

 

Nous prenions contact avec les groupes qui, dans le royaume thaï, quittaient les bases frontalières ou les camps forestiers, en quête d’un nouvel enracinement social, à Bangkok comme en province. Je m’étais notamment rendu dans une zone « rose » (contestée) où l’armée patrouillait le jour et les communistes venaient la nuit dans les villages. Contrôlé par les militaires, je brandissais mon guide d’identification des oiseaux de Thaïlande pour justifier ma présence. J’ai eu malheureusement bien peu l’occasion d’en faire, de l’ornithologie. Les militant.es thaïs avaient alors vraiment autre chose en tête. Aux Philippines, nous nous sommes tous deux rendus (entre autres !) dans l’île de Negros, bien qu’à des moments différents, en lien avec le syndicat des ouvriers des plantations de canne à sucre (Marcel visitant en sus une zone montagnarde où opérait la guérilla du PCP). C’était au temps du régime de loi martiale, sous la dictature de Ferdinand Marcos. Précaution oblige, il fallait parfois attendre plusieurs jours le feu vert pour un déplacement. Marcel s’impatientait parfois ; ayant vécu en France des périodes de semi-clandestinité, j’étais plus compréhensif.

 

Indispensable contact de terrain

 

Le contact de terrain était indispensable pour appréhender les particularités radicales des situations nationales et des mouvements radicaux. Pas deux pays ne se ressemblaient, pas deux mouvements n’avaient le même parcours. Les principales organisations d’extrême gauche dans la région étaient de références maoïstes, clandestins, engagés dans la lutte armée, animant un front plus ou moins substantiel sur un programme en dix points (pas douze, pas huit). Sur le papier, c’était des copies conformes. Dans la réalité, ils étaient profondément différents les uns des autres. Il fallait du temps pour comprendre à quel point

 

Traducteur littéraire

 

Marcel vivait en Asie, je ne faisais qu’y voyager. J’étais cependant « obligé » d’écrire comme si quiconque (et moi en particulier !) pouvait tout savoir d’une région si vaste et si variée. Quand j’étais mis en demeure de pondre un papier sur un pays dont je connaissais bien peu de choses, je cherchais frénétiquement un éventuel article de Marcel (ou de journalistes de la Far Eastern Economic Review tel Nayan Chanda), que je pompais sans vergogne. Je le citais certes, une ou deux fois, mais c’était du plagiat saupoudré d’une pincée de notre propre jargon militant, ce qu’il me faisait sarcastiquement remarquer.

 

Durant les années 80, j’ai dû renoncer à mes escales thaïlandaises et me consacrer plus aux Philippines, puis au Pakistan (avec encore Hong Kong et le Japon). Mes rendez-vous annuels avec Marcel se sont interrompus et la situation est devenue si explosive dans le royaume que je n’osais parfois même plus lui écrire de peur de le compromettre. Le site d’ESSF accueillait de nombreux articles que la monarchie et les régimes militaires avaient peu de chance d’apprécier. Les « crimes » de lèse-majesté et d’atteinte à la sécurité nationale sont des armes de répression redoutables et n’épargnent pas les étrangers.

 

En 1991, Marcel a « abandonné le journalisme pour devenir traducteur littéraire » [7]. Il a réincarné le regard critique du journaliste politique dans la traduction d’œuvres éclairant la face cachée des relations sociales dans le royaume. Il continuait cependant de m’envoyer de loin en loin le lien d’articles qui, jugeait-il, méritaient de trouver place sur le site d’ESSF. Très utile en effet, mais était-ce surtout pour me dire bonjour ?

 

Marcel n’était pas toujours facile à vivre. Très gentil, il pouvait sans crier gare s’avérer brutal, comme pour mettre l’amitié à l’épreuve. Il pouvait s’exaspérer contre quelqu’un lors d’un repas (à la bonne franquette dans la rue ou plus classe dans un restaurant) et le lui signifier en thaï (s’il y avait eu un tapis, je me serais caché dessous). L’idée qu’un farang (un étranger blanc) puisse parler sa langue était tellement inconcevable pour certains Thaïs qu’ils ne comprenaient rien quand Marcel « Barang » le faisait, et ce dernier le supportait très mal.

 

Il pouvait être sarcastique, pas toujours à bon escient. Dans sa préface aux 20 Best Novels in Thaïlande, il a des mots très durs sur cette tradition littéraire (qu’il s’est pourtant échiné à faire connaître) et certains auteurs, pour reconnaître finalement que le sarcasme peut blesser (mais sans vraiment s’excuser, car, dit-il, il faut mettre à bas les vaches sacrées).

 

Toujours est-il que notre amitié construite de multiples entrecroisements a été de celle qui résiste à l’éloignement, aux abandons plus ou moins forcés (quand j’ai dû renoncer à mes escales bangkokiennes, ce dont je garde encore mauvaise conscience), aux situations ambigües dans lesquelles Marcel a pu se trouver à son corps défendant quand il a travaillé pour Sondhi Limthongkul, un magnat de la presse…

 

« Soyez pas tristes. J’ai assez vécu »

 

Il ne venait presque plus jamais en France. Pourtant, nous nous sommes retrouvés par deux fois à Paris et aussi dans le sud-ouest (dont il était originaire) où le hasard a voulu que nous soyons au même moment lui à Leucate, moi à Port Leucate. Je l’ai rejoint pour un repas.

 

Jusqu’à ce sinistre 1 avril 2020 où Sally et moi nous sommes inquiétés de ce qui lui arrivait en ces temps de confinement et où, en réponse, il nous a annoncé que, vu l’évolution de son cancer, il « approchait du terminus » et que son souci principal était d’obtenir enfin de la morphine. « Soyez pas tristes. J’ai assez vécu ». Nous avions l’habitude de plaisanter quand nous communiquions, tout particulièrement quand le sujet était grave, mais là, je n’ai pas pu…

 

Pierre Rousset

 

Retrouvez ici l’article original d’Europe Solidaire.

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