Une chronique politique de Philippe Bergues
De nouveau en crise politique aigüe suite à la révélation de l’échange téléphonique entre Paetongtarn Shinawatra et Hun Sen, en plein contexte du conflit frontalier avec le Cambodge, avec l’exacerbation du nationalisme dans les deux camps, la Thaïlande est entrée dans une période d’incertitudes politiques quant à sa gouvernance. Faisons le point.
Où en est-on depuis l’implosion de la coalition gouvernementale suite au départ du Bhumjaithai ?
Paetongtarn Shinawatra reste, ce dimanche 22 juin, à la tête d’un gouvernement fragile, dont la majorité s’est très érodée avec 71 députés du BJT qui sont passés dans l’opposition. Réduisant ainsi la majorité à 261 députés (sur 495). Néanmoins, elle a déclaré que sa démission ou la dissolution du Parlement n’étaient absolument pas à l’ordre du jour. La cheffe du gouvernement entend être celle qui fera voter le budget par les députés, les fera débattre sur la légalisation souhaitée des casinos en estimant que celle-ci boosterait la croissance économique et surtout, trouvera une issue pacifique dans le conflit présent avec le Cambodge.
En quoi la position du parti Ruam Thai Sang Chart (United Thai Nation) est-elle déterminante pour la continuité (ou non) du gouvernement dirigé par Paetongtarn ?
Le parti United Thai Nation compte 36 députés, répartis entre la faction de Pirapan Saliathavibhaga, actuel ministre de l’Énergie, et un groupe dirigé par le chef adjoint Suchart Chomklin, chacun de ses groupes comporte 18 députés. La faction dirigée par Pirapan, chef du parti, a renouvelé son appel à la démission de la Première ministre, car sa position est estimée « intenable » après la divulgation de l’échange avec Hun Sen. Pour la remplacer par Chaikasem Nitisiri, aussi nominé du Pheu Thai comme candidat chef de gouvernement en 2023 ou encore, selon des suggestions internes à l’UTN, espérer nommer Piripan lui-même à la tête de l’exécutif.
Pirapan a insisté sur le fait que le parti (sa faction) maintenait sa résolution de quitter la coalition si la cadette des Shinawatra restait en place. La faction dirigée par Suchart, à cette heure, se positionne pour rester dans la coalition, y compris avec Paetongtarn maintenue à son poste. Sortons la calculette : si la faction de Pirapan, composée de 18 députés, quittait la coalition, le gouvernement perdrait sa majorité au Parlement, passant de 261 contre 234 à 243 contre 252.
Depuis que le Bhumjaithai a claqué la porte du gouvernement, qu’en est-il du remaniement ?
Le passage du BJT dans l’opposition a laissé huit postes vacants, quatre ministres et quatre vice-ministres. Parmi les postes ministériels vacants figurent ceux de vice-Premier ministre, de ministre de l’Intérieur, de ministre du Travail, de ministre de l’Éducation et de ministre de l’Enseignement supérieur. Notons que le poste de deuxième vice-président de la Chambre des députés, à pourvoir parmi la majorité parlementaire, reste également vacant. Les postes ministériels à prendre vont être convoités, c’est certainement la principale raison pour laquelle les Démocrates et l’UTN envisagent de rester dans la coalition.
Chez les Démocrates, doyenne des formations politiques en Thaïlande, des députés demandent au chef du parti, Chalermchai Sri-On un réexamen de la position officielle du parti visant à maintenir Paetongtarn au gouvernement sans condition. Le secrétaire général adjoint Chanin Rungsang appuie cette révision en évoquant « le mécontentement croissant de l’opinion publique face au leadership de Paetongtarn, sa maturité et sa perte de face suite à son appel avec Hun Sen ». Il est aussi intéressant de souligner, qu’en coulisses, le Pheu Thai semble penser que ces postes ministériels à prendre vont faire qu’une majorité va subsister, indépendamment de la position officielle des partis. La « soupe » va prévaloir sur l’intégrité, doit espérer Thaksin et son premier cercle, pour sauver sa fille.
Peut-on prédire le scénario qui va l’emporter ?
Même si Thaksin et le Pheu Thai vont tout faire pour conserver le pouvoir, la stratégie clientéliste du parti a ses limites. N’oublions pas que Thaksin a deux procès en cours, une vieille accusation de crime de lèse-majesté pour des propos tenus à Séoul en 2015 et l’affaire de sa peine de prison VIP à l’hôpital de la police, considérée par ses détracteurs comme un évitement organisé. Thaksin veut demeurer en position de force, notamment vis-à-vis du BJT, de Newin Chidchob et d’Anutiin Charnvirakul. D’autant qu’est orchestré contre le parti « bleu », la présumée gigantesque fraude électorale lors des élections sénatoriales de 2024.
Ce n’est pas un hasard si Thaksin voulait à tout prix récupérer pour le Pheu Thai le puissant et influent ministère de l’Intérieur, alors que le BJT était toujours dans la coalition et Anutin le titulaire de la fonction. Thaksin va user de tout son poids pour convaincre que seule la coalition actuelle peut maintenir une stabilité certaine, en offrant des postes ministériels. La réponse des Démocrates, de l’UTN et des petits partis de la coalition sera décisive pour la réussite ou l’échec du plan de Thaksin. Avec Paetongtarn, Chaikasem ou…Pirapan comme Premier ministre ?
Le discours de l’armée est de « préserver l’unité nationale » et de rassurer sur les rumeurs de coup d’État, chacun sait qu’une prise de pouvoir politique des militaires engendrerait une condamnation internationale et nuirait grandement à l’économie thaïlandaise. Le Parti du peuple utilise l’argument du « potentiel coup » pour vouloir redonner la parole au peuple, cette principale formation de l’opposition continue toujours de réclamer la dissolution du Parlement et la convocation d’élections générales. D’autant qu’il n’y a aucune possibilité de majorité alternative, il ne fait aucun doute que le parti « orange » puisse s’allier avec le parti « bleu » du Bhumjaithai. On pourrait arriver à une dissolution du Parlement dans quelques semaines, au cas où le Pheu Thai (et Thaksin) ne réussisse pas à garder une majorité parlementaire. L’appréciation du Palais royal sur les évènements en cours sera, comme toujours, déterminant.
Philippe Bergues
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