Une chronique siamoise et sociétale de Patrick Chesneau
Un fatras de béton et de ferraille. Le chagrin comme seul témoin d’un tremblement de terre fatidique. C’était le 28 mars. Déjà une éternité. Pourtant, les stigmates de la tragédie semblent inscrits à jamais dans ce carré de désolation à ciel ouvert.
Certes, Songkran a inondé entre temps le cœur des foules irriguant la ville tentaculaire. Il n’empêche. Un mois après une colère tellurique jamais éprouvée à Bangkok, le chantier jouxtant Chatuchak hurle sa douleur muette. Un silence de mort. Rompu seulement par le cliquetis strident des machines et excavatrices qui s’épuisent à déblayer. Tâche titanesque. Malgré l’armada mécanique dépêchée sur les lieux, la protubérance des gravats résiste à l’oubli. Blocs concassés. Poutrelles torsadées. Spectacle dantesque incitant à invoquer la commisération infinie des divinités. Bouddha a la vertu salvatrice de requinquer les hommes désemparés.
Des escouades de sauveteurs exténués incarnent la sublimation dans l’effort, le dépassement, l’abnégation. Les visages constellés de sueur. Là où le vent est un adversaire. De subites bourrasques déclenchent de très inopportuns tourbillons de poussière. Les décombres exhalent l’odeur de la putréfaction. L’air rendu irrespirable quand le soleil plastronne au zénith. Tous ont les poumons à deux doigts de l’explosion.
La chaleur liquéfie les corps fourbus, engoncés dans des tenues en toile épaisse. Dans ce chaos, ô miracle, parvient toutefois à s’imposer la noblesse des sentiments ultimes. Ceux qui, vaille que vaille, s’affirment dans les situations extrêmes. Les âmes inaltérables ne veulent accorder aucune place au découragement quand bien même seuls des cadavres décomposés restent à récupérer. C’est un principe intangible d’humanité. Les suppliciés gardent envers et contre tout le droit imprescriptible à la dignité.
Reste tant de questions sans réponse. Qui peut alléger la peine et les tourments des familles ? La raison vacille à constater l’irrémédiable. Il a suffi qu’un immeuble à la verticalité un peu hautaine soit soufflé comme un château de cartes biseautées pour que les proches des travailleurs voient leur ligne d’horizon rapetisser instantanément. Tant d’amour pulvérisé. Des projets et une poignée de rêves anéantis en quelques spasmes de forte magnitude. 7,7 sur l’échelle de Richter en l’épicentre du séisme surgi des entrailles de la terre à plusieurs centaines de kilomètres de la Cité des Anges. Leur affliction sera inextinguible aussi longtemps que les responsabilités n’auront pas été établies et justice rendue.
Ce qui se raconte ici depuis tant de jours interminables est la chronique délétère d’une douleur qui ne peut pas être ordinaire.
Piège mortel d’une tour effondrée. Devenue linceul. Quelques 100 personnes tombées au champ d’horreur. Destins ensevelis. Nuit éternelle. Presque tous venaient de Birmanie pays limitrophe ployant sous le joug d’un régime militaire implacable.
Le courroux d’une nature indomptée en a décidé autrement. Vies déchiquetées. Les proches des « disparus » avaient accouru au terme d’un voyage chaotique. Ayant eux-mêmes parfois tout perdu du fait de leur terrible proximité géographique avec le point névralgique du séisme. Jusqu’à 7 jours d’une tribulation, placée de bout en bout sous le sceau du désespoir. A leur arrivée sur les lieux du drame, le gouverneur de la capitale, à la tête de la puissante Bangkok Metropolitan Administration -BMA- les avait accueillis dans un village de tentes dressées à la hâte. Ce campement d’infortune est aujourd’hui pratiquement déserté. Tout espoir s’était si vite amenuisé. A peine le temps de quelques rites funéraires et les familles les plus démunies n’ont eu d’autre choix que de repartir.
En toile de fond, l’habituelle litanie des rimes mortifères hante un récit funeste : construction, malfaçons, corruption. Mais ce n’est là que le coefficient multiplicateur de la tragédie ayant englouti le futur siège du State Audit Office -SAO- sorte de Cour des Comptes thaïlandaise. Un édifice de 30 étages dévolu à l’accueil de différents services de l’état.
Les causes saillantes du désastre peuvent aussi s’énoncer en non conformité des matériaux aux normes en vigueur, violation des règles, infraction à la loi. Malgré l’arrestation du dirigeant de l’entreprise chinoise présidant aux travaux, qui en tirera enseignement pour l’avenir ?
Patrick Chesneau
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Crédit photo : Sébastien Husson – IsoPixel