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ASIE DU SUD EST – GÉOPOLITIQUE: L’analyse exclusive de Christine Cabasset, co-coordinatrice de «l’Asie du sud-est 2020»

Journaliste : Redaction
La source : Gavroche
Date de publication : 27/04/2020
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Nous avons salué ces jours-ci dans Gavroche la publication de «L’Asie du sud-est 2020», le bilan annuel des pays de l’ASEAN publié par l’Irasec, l’institut de recherche basé à Bangkok. Mais nous voulions aller plus loin et offrir à nos lecteurs une perspective plus complète à l’heure de l’épidémie de coronavirus – Covid 19. Co-coordinatrice de ce livre avec Claire Tran, directrice de l’Irasec, Christine Cabasset répond à nos questions.

 

Vous publiez ce bilan annuel à l’heure de l’épidémie de Covid 19. Ne va t’elle pas tout changer au sein des pays de l’ASEAN ?

 

Il est vrai que «L’Asie du Sud-Est 2020. Bilan, enjeux et perspectives» sort alors que l’actualité 2020 est, y compris dans la région qui nous intéresse, quasi intégralement dominée par la pandémie de Covid-19 dont les effets sont déjà conséquents. Néanmoins, les études réalisées par pays et pour la région sur l’année 2019 gardent toute leur valeur. Ne serait-ce que parce qu’elles ont souvent été annonciatrices de crispations sociales et politiques et d’essoufflement économique, comme au Cambodge, au Laos, en Malaisie, en Thaïlande, etc. Si certains pays d’Asie du sud-est ont pu profiter de la guerre commerciale entre les USA et la Chine, en termes de relocalisation d’entreprises par exemple, globalement, en 2019, la région a déjà ressenti les effets du ralentissement chinois, Singapour en tête.

 

La crise du Covid-19 accentue ainsi un certain nombre de dynamiques déjà à l’œuvre l’an dernier. Ceci dit, d’une part, dans la sphère sociale et politique, la gestion de cette crise sanitaire par les gouvernements sera un test, qui ne coutera pas forcément leur poste aux dirigeants mais dont les populations pourraient se souvenir : tel fut le cas en Corée du Sud lors des élections parlementaires (15 avril) où les électeurs ont accordé une majorité confortable au parti du président Moon pour sa bonne gestion de la crise (Marianne Péron-Doise, IRSEM, 2020) [1] ; d’autre part, contrairement à la France où les constats sur la qualité de l’air, la biodiversité, les capacités industrielles et plus largement les interdépendances, ont amené à évoquer un « après Covid-19 » qui tiendrait compte d’une meilleure gestion de l’environnement, des stocks ou des lieux de production, les États du sud-est asiatique, comme l’ASEAN, se sont gardés de toute annonce de ce type.

 

Comme l’indiquent les déclarations de l’ASEAN sur le sujet, l’objectif est de renouer dès que possible avec « l’avant Covid-19 ». Mais il est fort possible que les pays veillent à maintenir sur leur sol la fabrication d’un minimum d’équipements dans le secteur de la santé, que l’économie digitale – déjà très utilisée – devienne plus prégnante, et que l’on assiste à une régionalisation accrue de certaines productions. L’un des secteurs les plus soumis aux questionnements est le tourisme, un moteur économique crucial, notamment pour la Thaïlande (40 millions d’arrivées touristiques internationales initialement prévues en 2020), dont la déshérence actuelle est économiquement désastreuse. Dans un contexte où nul ne peut prédire si, et quand, un retour à la « normale » sera possible, il est probable, au moins dans une première phase, et avec d’éventuels ajustements sanitaires, que le tourisme domestique soit convoqué pour limiter les effets de la chute du secteur, comme cela fut fait lors des précédentes crises dans la région : crise financière asiatique en 1997, attentats islamistes, SRAS en 2003, tsunami en 2004, crise économique de 2008, etc.

 

– Quel sera selon vous le grand enjeu post covid pour les pays de la région ? Économique, politique, social ?

 

Comme dans d’autres pays du monde, les lignes de tension mentionnées plus haut provenaient du constat d’un développement économique souvent jugé être à « marche forcée », de l’explosion des inégalités afférentes, ainsi que de la présence majeure (« omniprésence » dans le cas du Cambodge entre autres), de la Chine dans certains secteurs ou régions. Lesquelles critiques entraient en collision avec une demande accrue, par les populations, de plus grandes libertés publiques et d’une meilleure redistribution des fruits de la croissance et prise en compte des questions sociales et environnementales.

 

En guise d’exemple, cette crise a permis, s’il en était besoin, de jeter une lumière crue – espérons salutaire – sur les disparités entre les pays (ainsi qu’à l’échelle infra nationale) quant aux systèmes de santé. De plus, dans une situation où l’économie informelle joue un rôle capital (à l’exception de Singapour), l’enjeu économique est fondamental : même si certains pans des sociétés locales rêvent d’un renouvellement politique, pour ne pas dire de changement de régime, les bénéfices qu’ils ont tiré des bons taux de croissance nationaux ont permis une sorte de statu quo et le maintien de la stabilité sociale et politique durant les dernières années. Conscients des enjeux économiques, sociaux, et potentiellement politiques, de la crise du Covid-19, plusieurs gouvernements de la région, à l’instar de la Birmanie, l’Indonésie, la Thaïlande et le Timor-Leste, ont mis en place, assez rapidement, un système d’aides aux familles les plus démunies et aux entreprises.

 

– La future relation ASEAN Chine sera t’elle différente après l’épidémie ?

 

Il faut formuler cette question à la lumière du poids que la Chine a dans la région : elle en est le premier partenaire commercial, elle détient une part importante de la dette dans certains pays (Birmanie et Cambodge par exemple), elle est impliquée dans de grands projets urbains, industriels et d’infrastructures, d’exploitation des ressources et de coopération militaire ; elle est en outre le premier émetteur de touristes à l’échelle régionale. Les interdépendances économiques sont telles que plusieurs pays d’Asie du Sud-Est, comme le Cambodge, l’Indonésie et la Thaïlande, ont tardé à mettre en œuvre des mesures de restrictions aux entrées chinoises sur leur territoire afin de ne pas froisser l’important partenaire. Et ce, alors que la proximité géographique avec la Chine laissait craindre le pire quant à la diffusion du Covid-19 (à l’heure d’écrire ces lignes, la région reste encore étonnamment peu touchée).

 

Ainsi, en dépit de travaux en commun entrepris par l’ASEAN (et l’ADMM – ministres de la Défense de l’ASEAN) sur la pandémie dès mi-février, les Etats-membres ont abordé la crise en ordre dispersé et adopté des mesures, temporelles et sanitaires, différenciées (comme en Europe du reste). La réponse de l’organisation s’est nettement affirmée à partir d’avril, l’ASEAN étant en mesure de capitaliser sur l’intensité des travaux en commun (réunions, exercices, centres et financements dédiés) menés dans le champ de la gestion des catastrophes depuis 2005.

 

Toujours est-il que, lorsque la pandémie s’est diffusée dans d’autres régions du monde, en Europe, aux États-Unis, puis en Asie du Sud-Est, à partir de mars, la Chine a offert son aide en fournitures médicales et son expertise (Italie, Indonésie, Brunei par exemple). Forte de son expérience, elle était aux côtés de l’ASEAN dès le 19 février pour une réunion des ministres des Affaires étrangères, fin mars avec les experts et officiels de la Santé, puis le 21 avril pour la remise de matériel médical au Secrétariat de l’organisation. Elle participe également activement aux réunions ASEAN+3 (Chine, Corée du Sud, Japon) sur le Covid-19, lesquelles se sont multipliées en avril. Il est néanmoins devenu clair qu’elle « utilisait toutes les opportunités pour offrir un nouveau narratif et replacer le rôle de la Chine, de l’épicentre de la crise sanitaire, à un partenaire sur lequel on pouvait compter en difficiles circonstances […] et tentait d’imposer le modèle autoritaire comme la clé de la réussite » (Sarah Kirchberger, EURICS, 2020) [2]. Dans ce cadre, s’est engagée une bataille de l’efficacité sanitaire entre le modèle démocratique et le modèle autoritaire, comme celle menée par la Corée du Sud et sa « diplomatie politico-médicale » contre la « diplomatie du masque » de la Chine. Cette dernière profite largement de la crise – mais c’est une donne qui marque le pouvoir de Xi Jinping – pour faire entendre sa voix et affirmer son rôle de puissance mondiale.

 

– Une lutte d’influence est quand même engagée ?

 

En Asie du Sud-Est, il est trop tôt pour dire qui, des démocraties jouant la carte de la transparence ou des régimes forts, enregistrera les meilleures performances dans le contrôle et la gestion de la pandémie ; ne serait-ce que parce que la plus grande démocratie de l’ensemble régional en poids démographique, l’Indonésie, est aux prises avec les fragilités de son système de santé. Il n’est pas sûr non plus que les conséquences négatives du verrouillage des canaux d’informations par la Chine, abondamment commentées dans les pays occidentaux, ébranlent l’ASEAN en tant qu’institution. De plus, du fait de sa « centralité » (objectif prioritaire de l’organisation régionale), cette dernière est à nouveau le témoin privilégié de la rivalité États-Unis – Chine alimentée par le Covid-19.

 

Les États-Unis, durement confrontés à la pandémie, sont entrés en contact avec l’ASEAN fin mars à ce sujet (bien après la Chine), avant d’organiser deux réunions dédiées en avril et rappeler l’importante contribution financière du pays, directe ou via l’Organisation Mondiale de la Santé, aux Etats-membres. Parallèlement, alors que la pandémie fait rage, les incidents en Mer de Chine méridionale provoqués par la Chine ne cessent pas. Si ces agissements provoquent les critiques ouvertes du Viet Nam, et dans une moindre mesure des Philippines, l’ASEAN dans son ensemble continue à faire preuve de beaucoup de retenue. Compte tenu des éléments rappelés ici, les intérêts économiques – bilatéraux et multilatéraux – avec la Chine devraient continuer à dominer, amenant la région à poursuivre sa politique de hedging, ne choisissant ni l’un ni l’autre et s’accommodant avec tous les partenaires, notamment avec la Chine.

 

– Les pays émergents de la région présentent ils des similitudes, au-delà de leurs différences culturelles et géographiques évidentes ?

 

Les disparités régionales sont en effet très marquées que ce soit en termes de superficie, de population, de dynamiques démographiques (vieillissement marqué versus extrême jeunesse par exemple), de climat, ou encore linguistique, politique et de niveau de développement économique. Néanmoins, quelques domaines sont communs à cet espace régional, comme la mer (hormis au Laos), siège d’enjeux, de rivalités autant que de coopérations, mais aussi les défis environnementaux (pollutions, perte de biodiversité, transitions énergétiques) dont ceux accrus par le changement climatique, la gestion des catastrophes, les inégalités, l’urbanisation rapide (et souvent non contrôlée), outre la montée en puissance de sociétés civiles, de plus en plus enclines à pointer du doigt les limites du modèle de croissance économique du sud-est asiatique. La plupart des chapitres de L’ Asie du Sud-Est 2020 abordent ces questions qui sont autant de fils conducteurs qui parcourent le livre.

 

Pour se procurer «Asie du sud est 2020», passer commande auprès de Carnets d’Asie, la librairie de Bangkok et Phnom Penh : https://www.facebook.com/CarnetsdAsie/

 

[1] Marianne Péron-Doise, Enjeux stratégiques des politiques de lutte contre le Covid-19 dans la péninsule coréenne, Note de recherche n°95 de l’IRSEM, avril 2020, p. 8.

 

[2] Sarah Kirchberger, “What does the COVID-19 crisis tell us about China?”, EURICS – Briefs / Analysis n°2, 15 avril 2020.

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