Home Accueil CAMBODGE – HISTOIRE: 45 ans après, François Bizot raconte la chute de Phnom Penh le 17 avril 1975

CAMBODGE – HISTOIRE: 45 ans après, François Bizot raconte la chute de Phnom Penh le 17 avril 1975

Journaliste : Martine Gauthier
La source : Gavroche
Date de publication : 18/04/2020
0

L’universitaire et chercheur français François Bizot a crée le Centre de l’Ecole Française d’Extrême-Orient à Chiang Mai en 1976. Il est arrivé dans cette ville du nord de la Thaïlande après son expulsion du Cambodge en avril 1975, tragédie qu’il raconte dans son livre «Le Portail» (Ed. Folio) dont nous vous recommandons la lecture en cette date anniversaire de la chute de Phnom Penh, tombée alors aux mains des Khmers rouges. Gavroche avait rencontré François Bizot pour notre magazine mensuel. Il évoque notamment Douch, le bourreau de la prison de Tuol Sleng, condamné à la détention à perpétuité, qui fut son geôlier. Nous republions cet entretien tiré de nos archives.

 

Cet article est issu des archives de Gavroche. N’hésitez pas à nous demander un numéro. Notre mensuel couvre la période 1994-2019. 25 années de Gavroche sur papier !

 

Ce centre de l’Ecole Française d’Extrême-Orient, si harmonieux, au bord de la rivière Ping, face à l’Alliance Française, c’est vous-même qui l’avez conçu et réalisé ?

 

Après la chute de Phnom Penh et notre expulsion du Cambodge, je suis arrivé en mai 1975 en Thaïlande avec mon collègue Jean Boulbet. Notre mission était de rester en Thaïlande et dans cette déroute du Cambodge, chacun va chercher un terrain en fonction de ses perspectives de recherche. Boulbet va s’installer à Phuket et moi je tente de trouver un lien entre mes premières réflexions issues de mes travaux au Cambodge et un sujet d’étude en Thaïlande. J’ai abordé l’étude du bouddhisme ancien en y introduisant une démarche ethnographique, sur le vivant, dans des recherches qui relèvent généralement du domaine des philologues (NDLR: la philologie est l’étude d’une langue ou d’une famille de langues fondée sur l’analyse critique des textes), ce qui m’a vraiment conduit à creuser mes premières perspectives sur l’histoire du bouddhisme de l’Asie du Sud-Est. Mais pas seulement son histoire dans ses écoles et ses mouvements; je me suis aussi intéressé à l’histoire de son enseignement, de sa doctrine. Cela m’a conduit à travailler sur des textes en khmer puis, ici, en thaï. Je ne pensais pas retrouver dans les textes en thaï ce que les textes khmers les plus étranges m’avaient apporté.

 

Mais en venant dans le Nord de la Thaïlande, j’ai découvert un texte en écriture Lanna, à Wiang Papao. Le premier poste de l’EFEO en Thaïlande a donc été établi ici, à Chiang Mai. L’ambassadeur de l’époque, Gérard André, m’a autorisé à m’établir sur ce terrain donné par la Couronne au gouvernement français. Par la suite, j’ai pu acheter du bois et construire d’abord un embryon de maison que nous avons progressivement agrandi.

 

Quand êtes-vous retourné au Cambodge? Qu’avez-vous ressenti après tant d’années?

 

J’y suis retourné dès 1988, pour établir un nouveau poste de l’EFEO à Phnom Penh. A ce moment-là, on ne pouvait pas sortir de la ville, mais j’ai pu aller à Angkor. Ce que j’ai ressenti ? Comme tout le monde, un immense sentiment de dévastation et de gâchis, de destruction et de mort, mais en même temps, le pays était animé d’un élan, au moins chez ceux qui en avaient la responsabilité administrative et politique. Le Cambodge voulait revivre. Impression qui s’est effacée avec l’arrivée de l’ONU et de ses quatre mille fonctionnaires qui m’ont semblé avoir fortement brisé, gâché, étouffé toute cette survie qui affleurait partout. En prenant la place des fonctionnaires sans compétence mais pleins de bonne volonté, ils les ont désarmés, dévitalisés, désactivés et une fois leur travail terminé – travail remarquable, parce que les fonctionnaires de l’ONU sont des gens remarquables -, après quatre ans, ils sont partis en laissant un vide total, une incompétence, un appât du gain, tout ce que l’on n’aurait pas voulu voir. Le Cambodge reste un pays sauvage où la vie n’a pas de prix.

 

Quand avez-vous appris que votre geôlier, Douch, était vivant et en prison? Est-ce cela qui a déclenché l’écriture de votre livre ?

 

J’ai appris son arrestation en 1999. Le fait qu’il soit vivant alors que je le croyais mort a effectivement provoqué le besoin d’écriture.

 

Comment avez-vous vécu ce processus d’écriture d’un livre témoignage très littéraire, vous le scientifique?

 

Mon travail à l’Ecole est un travail qui s’inscrit dans une réflexion, dans une démarche qui est à chaque fois pesée, soupesée, revue, corrigée avec des hypothèses à confirmer. Le chercheur est amené, soit à faire des découvertes remarquables, soit à dire des niaiseries, parce qu’il y a en permanence dans la recherche une errance qui vous conduit sur des voies bouchées. A force d’aller dans des culs-de-sac, on se forme aussi une certaine cohérence dans la démarche et dans le but qu’on essaie de s’attribuer par rapport à ce qu’on va trouver. Ce n’est pas du tout une démarche d’émotion comme l’écriture, c’est une démarche d’intuition objective, très construite. Écrire Le Portail, c’était comme ouvrir une boîte. J’ai toujours écrit des livres scientifiques, en me servant des informations qui sont à l’extérieur de moi comme d’un filtre pour comprendre. Et là, pour une démarche littéraire et émotionnelle, je ne prends rien de ce qui est à l’extérieur, je ne fais que puiser au fond de moi. C’est un retour, un regressus, dans des recoins de soi même dont on ignore la présence mais qu’on est amené à fouiller dans une démarche tout à fait différente de l’écriture objective. C’est à travers la couleur des mots, l’équilibre d’une phrase que je trouve le plaisir.

 

Ce livre vous a libéré?

 

L’écriture de ce livre fut difficile, très exaltante, mais pas du tout libératrice. J’étais tranquille avant d’écrire Le Portail, depuis je ne le suis plus, parce que j’ai remué des réflexions qui sont très dérangeantes pour moi-même.Votre livre est en effet dérangeant. «Les tortionnaires n’étaient pas des monstres, mais des gens comme nous», dites-vous. Vous aviez connu de près un futur bourreau, vous le décrivez épris de justice, et cela renvoie à commencer à se méfier de soi-même.

 

Le Portail, en effet, a ouvert en moi une réflexion sur l’humanité du bourreau. Je pense qu’il a fallu une très longue et très coûteuse démarche chez l’homo sapiens pour arriver à se mettre à la place de ses victimes. Chez les animaux que nous sommes de moins en moins, tuer est sans commisération. Nous, nous sommes arrivés, après un certain temps, à éprouver beaucoup d’émotion pour les victimes. Il serait maintenant peut-être efficace et prometteur d’essayer dorénavant de se mettre, non plus seulement dans la chair de ceux qui souffrent parce qu’on les torture et on les bat, mais aussi dans la peau de celui qui tue, qui torture. Si l’on se met seulement dans la peau de celui qui souffre, il y a toujours d’un côté les bons et de l’autre les salauds. Et l’on tue les salauds, pour qu’il ne reste que les bons et les gentils. Mais si l’on s’aperçoit que de chaque côté des barreaux il y a des hommes qui se ressemblent, on commence à avoir des frissons dans le dos et une réflexion qui ne s’appuie plus sur les bons sentiments. Et on arrivera peut-être à quelque chose. Le fait d’avoir rencontré non pas le bourreau mais l’homme, dans les coulisses de l’Histoire, m’a permis de voir un homme qui me ressemblait mais qui ressemblait aussi à beaucoup de mes copains. Un homme qui avait certainement sa place dans une société et qui est amené à devenir un homme qui n’a plus sa place.

 

Savez-vous ce que Douch pense aujourd’hui? L’Histoire nous a trompés?

 

J’aimerais bien le savoir aussi ! C’est la suite du Portail. Non pas que je la possède mais je voudrais pouvoir écrire cela. J’aimerais qu’il lise le livre, j’aimerais connaître son point de vue et savoir ce qu’il garde des souffrances et de la mort infligées.

 

Le procès devrait avoir lieu, qu’en pensez-vous?

 

Je pense que ce procès est vraiment indispensable, car plus il y aura de procès sur les génocides, sur les tortures, sur les monstruosités que notre histoire engendre, mieux peut-être arrivera-t-on à briser ce malaise qu’on a en regardant ces grands bourreaux qui n’ont pas «la tête de l’emploi». Douch est totalement coupable et responsable, il doit être jugé, il n’y a pas de doute là-dessus. Mais celui qui n’est pas coupable n’est pas exempt pour autant. Parce que lors d’un procès, on nous dépeint un homme comme ceux qui nous entourent et comme nous-mêmes. Mais cette réflexion, j’ai pu l’avoir trente ans après.

 

Irez-vous témoigner au procès de Douch ?

 

On ne m’a jamais demandé officiellement de témoigner, cela dépendra des conditions.

 

Revenons à aujourd’hui, à Chiang Mai, où vous êtes à nouveau directeur du centre de l’EFEO. Vous avez un projet ?

 

J’ai plusieurs ouvrages en chantier, dont un sur l’histoire du bouddhisme en Asie du Sud-Est. Je suis plus près de mes sources ici et l’Ecole m’a proposé de revenir.

 

Vous aimez Chiang Mai ?

 

J’y suis bien, oui. Cela reste une ville agréable et ce vieil arbre, là-bas, qui a environ 350 ans, a vu grandir mes enfants, il m’a vu rire, pleurer, il fait partie de mon existence.

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire!
S'il vous plaît entrez votre nom ici

Les plus lus