Les marches massives de moines dans plusieurs villes birmanes l’année dernière (qualifiées de «révolution safran») et le passage du cyclone Nargis début mai ont ravivé, à l’intérieur du pays et à l’étranger, l’espoir d’une changement politique en Birmanie. Pourtant, aujourd’hui, rien ne semble avoir changé: Aung San Suu Kyi a vu son assignation à résidence prolongée, l’opposition est muselée et les prisons birmanes grouillent toujours de prisonniers politiques.
Pour évoluer, «la Birmanie a besoin de nouveaux leaders», explique le chercheur en Relations internationales Renaud Egreteau, dans cette interview donnée à Gavroche. Titulaire d’un doctorat en Sciences politiques, ce dernier s’intéresse depuis huit ans à la géopolitique asiatique et travaille en particulier sur les problématiques indiennes et birmanes. Il prépare actuellement un ouvrage sur la Birmanie, «Burma-The Isolation Tropism», co-écrit avec le journaliste Larry Jagan.
Gavroche: Que dire de l’opposition aujourd’hui?
Renaud Egreteau: L’opposition civile souffre à la fois de l’absence de renouvellement en son sein et de l’efficacité de la répression du régime. Pourtant, on assiste aux frontières du pays, notamment en Thaïlande, à l’essor d’une «société civile» et d’une véritable conscience politique. Mais là aussi, les travers que connaît le paysage politique birman depuis plusieurs décennies se retrouvent reproduits, notamment les profonds désaccords entre les minorités ethniques (Karens, Shans…) et la majorité birmane, dont la chef de file de l’opposition démocratique, Aung San Suu Kyi est devenue une véritable icône. Protégée des chancelleries et des médias internationaux, la «Dame de Rangoun» est véritablement la bête noire de la junte. Même si les militaires sont parvenus à la marginaliser.
“L’opposition a besoin de nouveaux leaders”
Que pensez-vous de l’attitude d’Aung San Suu Kyi depuis son assignation à résidence?
Bien que gandhienne dans son approche philosophique, Aung San Suu Kyi n’a jusqu’à présent pas exploité tous les instruments politiques du Gandhisme et apparaît bien plus passive dans sa stratégie d’opposition au régime militaire que le Mahatma n’avait pu l’être face aux colonisateurs britanniques. En refusant de lancer un véritable mouvement de désobéissance civile et de non-coopération active (qui impliquerait d’énormes sacrifices de la part d’une population birmane déjà opprimée et appauvrie), l’opposition civile birmane montre qu’elle a du mal à proposer une stratégie efficace et coordonnée. D’anciens étudiants de 1988 (la Génération 88) ont bien tenté de se démarquer de la Ligue Nationale pour la Démocratie d’Aung San Suu Kyi, mais la plupart d’entre eux sont en prison depuis août 2007 et le début de la «révolte safran» . Tant que l’opposition ne se trouvera pas de nouveaux leaders, elle ne pourra dépasser l’impasse actuelle.
Que peut-on dire de l’action de la communauté internationale depuis l’année dernière ?
Elle apparaît totalement impuissante. Même après une révolte historique et un cyclone dévastateur, nous n’avons pas été capables de faire bouger les choses en profondeur. On ne peut d’ailleurs pas vraiment parler de «communauté internationale» dans le cas de la Birmanie, tant les positions et intérêts des principales puissances divergent, y compris au sein de l’Union européenne. La France et le Royaume-Uni n’ont par exemple pas la même approche de la Birmanie, rendant l’influence de l’U.E quasi nulle sur un dossier qui pourtant mine les relations entre Européens et Asiatiques. Même dépasser les simples positions morales ou éthiques, et définir des politiques plus pragmatiques de dialogue et de coopération concrète, notamment dans le domaine de l’humanitaire, semble impensable à de nombreux pays occidentaux ou aux mouvements de Birmans exilés.
Pensez-vous que l’instauration d’une démocratie soit envisageable en Birmanie?
La question est plutôt de savoir quel type de démocratie peut-être envisagé dans les prochaines années afin que la Birmanie connaisse, un jour, une véritable démocratie comme d’ailleurs trop peu d’autres pays en Asie en offrent l’exemple (Inde, Japon). Le mot «démocratie» n’existe pas en birman, il a été importé. Compte tenu de l’héritage monarchique puis colonial de la Birmanie, et de l’évolution de son paysage politique depuis l’indépendance en 1948, il est impossible de faire l’impasse sur des sujets évidents: le poids de l’Armée birmane, la nécessité d’une transition politique graduelle préalable à une démocratisation véritable, de négociations tripartites dans l’optique d’une réconciliation nationale (entre armée, opposition birmane et minorités ethniques). Vouloir une «démocratie importée» dès demain en Birmanie sans tenir compte des réalités concrètes ne serait-ce que de la situation financière, administrative et judiciaire du pays apparaît utopique.
C’est à cette réconciliation nationale qu’on avait cru lors de l’arrivée de Khin Nyut au poste de Premier ministre?
Le général Khin Nyunt, chef des services de renseignements militaires (les fameux « MI ») de 1984 à 2004, était certainement le plus pragmatique des leaders du régime birman. C’est lui qui a pensé la «feuille de route vers une démocratie disciplinée», encore appliquée aujourd’hui malgré son limogeage ; c’est lui aussi qui a négocié les cessez-le-feu avec une quinzaine de groupes ethniques insurgés et qui, enfin, a accepté le dialogue avec la communauté internationale et notamment les ONG. Il ne faut pas non plus se tromper sur ses propres intentions, l’objectif pour lui ayant bien été le maintien de la domination de l’armée birmane, mais en montrant des gages de bonne volonté afin d’attirer investisseurs, ONG internationales et de racheter une image à une Birmanie «paria». Depuis son limogeage en 2004, la junte ne s’embarrasse plus de ce pragmatisme et se renferme dans son isolement protecteur, aidé en cela par les positions ostracistes de la communauté internationale.
“Vouloir une démocratie “importée” dès demain, sans tenir compte des réalités concrètes du pays, est utopique”
Quelles sont les conséquences du déplacement de la capitale à Naypyidaw?
En s’installant dans cette nouvelle capitale, les militaires se sont volontairement isolés de la communauté internationale et ont cherché à s’éloigner de Rangoun la «rebelle». En transférant l’ensemble du système politique, administratif et militaire du pays à Naypyidaw, ils ont été à même depuis 2005 de mieux contrôler le cœur du système étatique, de l’éloigner de l’agitation sociale de l’ancienne capitale et des «étrangers» présents sur place (diplomates, ONG, touristes…). Cette décision répondait d’ailleurs autant à des considérations politiques et stratégiques que culturelles, avec le besoin de retrouver l’idéal des temps royaux et des gloires birmanes passées en construisant une nouvelle «cité royale» (Nay-Pyi-Taw). L’astrologie a certainement aussi joué un rôle important, Rangoun ayant, depuis le transfert en 2005, subit une fronde safran et un cyclone, alors qu’aux yeux des généraux Naypyidaw fut épargnée par les deux crises…
Quel a été l’impact de ce que l’on a appelé, un peu vite, la «révolution safran»?
Il est difficile de parler d’une véritable «révolution» safran, tant d’une part le mouvement s’est montré éphémère et peu coordonné, surprenant les Birmans eux-mêmes, et tant surtout la «révolution» n’a pas eu lieu puisque la Birmanie en est au même point aujourd’hui qu’avant septembre 2007. Les manifestations de bonzes ont été plus spontanées qu’organisées, révélant nombre de divisions au sein du Sangha (la communauté des moines) et ne s’affichant presqu’exclusivement comme un élan birman (et non ethnique) et surtout urbain.
La rapide répression orchestrée par le régime (31 morts estimés par l’ONU), même si elle apparaît «modérée» par rapport aux quelques 3000 morts de l’été 1988, laissera certainement des traces dans l’imaginaire collectif birman, y compris au sein des forces armées. La résignation et le fatalisme face au poids de l’armée se sont renforcés parmi la population birmane. La faible influence de la communauté internationale après le cyclone Nargis de mai 2008 a conforté ces sentiments latents face à une attitude xénophobe et paternaliste de la junte birmane qui a voulu se poser en seul et unique sauveur de la Nation face à la catastrophe naturelle.
Pensez-vous qu’on puisse s’attendre à une évolution politique ces prochaines années ?
Aung San Suu Kyi assignée à résidence, les partis politiques muselés, le Sangha mis au pas, les minorités ethniques marginalisées, la population résignée… Tant que l’opposition au régime dans son ensemble ne pourra se coordonner, s’entendre sur une stratégie proactive commune et se trouver de nouveaux leaders iconiques (un nouveau général Aung San ?), les dix prochaines années de la Birmanie ont toutes les chances de ressembler aux dix dernières.
Propos recueillis par Marie Normand