L’archipel des ombres

Date de publication : 20/06/2021
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L’archipel des ombres, l’Indonésie secrète de Bruno Philip

 

Amis lecteurs, ce livre est un événement. Un moment de bonheur journalistique et littéraire. Un hommage à l’Asie rendu par un correspondant de très grande classe : Bruno Philip, du Monde, qui vient de quitter la Thaïlande et sa région fétiche. Nous le saluons bien bas. Car son talent est tout entier dans les pages de son livre dont Le Monde a publié récemment des bonnes feuilles que nous reprenons ici. Un livre à commander !

 

Nous reproduisons ici quelques bonnes feuilles tirées du Monde, dont nous vous recommandons la lecture

 

« L’Archipel des ombres », ou l’Indonésie des clochards célestes et des sultans

 

Dans un récit de voyage publié le 26 mai aux Éditions des Équateurs, Bruno Philip, correspondant du « Monde » en Asie du Sud-Est, invite à découvrir le pays riche de milliers d’îles.

 

L’urbanisation à marche forcée de la capitale, Jakarta, où les politiciens s’appuient sur les mafieux pour détruire les bidonvilles.

 

A Djakarta J’ai rencontré Henda le marin dans les ruines d’un quartier détruit, que les bulldozers avaient ravagé quelques mois plus tôt. Henda, qui avait peut-être été deux tiers marin avant de devenir un tiers forban, m’apparut sous la forme d’un homme au crâne lisse et au torse massif.

 

Une poitrine tombante et un ventre arrondi ne tardèrent pas à démentir l’impression de force que dégageait de prime abord l’individu. Son ancre tatouée sur le haut du bras droit évoquait l’aventure : mers agitées, souvenirs de castagnes dans un port oublié, coups de couteau dans la nuit.

 

Un pauvre hère

 

Mais Henda était un pauvre hère dont le futur, s’il en avait un, était antérieur. Dans son genre, l’homme dégageait un certain romantisme : il incarnait, à son corps défendant, l’un de ces clochards célestes qui peuplent les imaginaires d’aventuriers impubères. Je dois confesser ne pas y avoir été toujours insensible.

 

« Que me voulait-il ? Comme tout le monde, sans doute : raconter son histoire, être écouté, mendier un peu de compassion, lui qui pesait d’un poids si léger sur la planète Terre » En dépit de l’heure matinale à Sunda Kelapa, la température était déjà superlative. Situé non loin des bâtiments à moitié en ruine que l’on trouve encore dans les vieux quartiers de l’ancienne capitale des Indes néerlandaises, Sunda Kelapa est l’ancien port de Batavia, nom de Jakarta au temps de la colonisation.

 

Je levai la tête : au-dessus d’Henda, assis sur le tabouret d’une baraque qui s’affaissait sur elle-même, la ligne d’horizon tremblait de chaleur. On voyait émerger les grues du port qui pointaient leurs squelettes de métal vers le ciel blanc.

 

Une série de cargos

 

Les grues dominaient une série de cargos alignés le long des quais, en partance vers ailleurs : Sumatra, Sulawesi – appelé autrefois l’île Célèbes et qui, contrairement à un usage erroné, ne doit pas s’écrire « les » Célèbes, mais se décline tout de même au pluriel… –, les Moluques, la Papouasie.

 

Le port avait depuis longtemps cessé d’être le centre des activités maritimes de l’ex-capitale des colons bataves. Aujourd’hui c’est Tanjung Priok, situé plus à l’est, qui concentre les activités portuaires. Henda vivotait près des quais, promis comme lui à l’abandon.

 

Glissant lentement vers une cinquantaine maladive, l’homme confia être diabétique. Il me fit tâter son pouls avec inquiétude. Je sentis comme un grondement, le son d’un moteur à bout de souffle.

Un poids si léger

 

Je ne m’attendais pas à être ainsi sollicité. Que me voulait-il ? Comme tout le monde, sans doute : raconter son histoire, être écouté, mendier un peu de compassion, lui qui pesait d’un poids si léger sur la planète Terre.

 

Dans ce port qui avait été un nœud important de la navigation pour les marins d’antan et n’était plus que la copie pâle, amoindrie, de son incarnation du temps jadis, je ne pouvais m’empêcher d’anticiper la décrépitude – fût-ce, en l’occurrence, la décrépitude du décrépit…

 

Henda, quant à lui, aurait mérité le grade de général dans l’empire du déclin.

 

Homme de l’autrefois, il l’était sans conteste. Il ne cessait d’insister sur son passé de marin. Il disait qu’il avait embarqué autrefois sur les mers intérieures de l’archipel ; il racontait ses passages sur d’autres longitudes, Colombo, Bombay, Marseille, Le Havre. Il affirmait être un enfant adopté. Disait-il la vérité ? Je ne sais pas. Il donnait l’impression de toujours voguer au bord du mensonge.

 

Une chose était certaine : Henda était à l’ancre et encalminé pour un moment. Aussi longtemps qu’il pourrait subsister dans cet univers en partie écroulé. « Après la destruction du bidonville et l’expulsion de la majorité des habitants, les mafieux du coin nous ont donné du boulot, à nous les voyous », raconta-t-il. Il pointait du doigt l’ancre marine, comme pour bien montrer que ce genre de décoration d’épiderme était la marque des mauvais garçons…

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