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LU AILLEURS: Le désastre de Dien Bien Phu du 7 mai 1954 raconté par Libération

Journaliste : Laurent Joffrin
La source : Libération
Date de publication : 07/05/2019
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Le quotidien français publie ce lundi 6 mai une série d’articles historique sur la défaite de Dien Bien Phu du 7 mai 1954, soit il y a exactement 65 ans. Deux entretiens complètent cette série signée de Laurent Joffrin et Arnaud Valerin: l’un avec un officier français du régiment parachutiste de Marcel Bigeard, l’autre avec un vétéran vietnamien des combats, engagé dans la cuvette à son adolescence. Une lecture qui ravira les spécialistes de l’Indochine. Connectez vous ici sur le site de Libération.

 

Nous reproduisons ici l’article de Laurent Joffrin publié dans Libération le lundi 6 mai.

 

Nous recommandons à nos lecteurs la lecture du dossier intégral consacré au 65ème anniversaire de cette défaite historique qui scella la fin de l’Indochine Française.

 

La totalité des articles sont accessibles sur le site ici

 

Par Laurent Joffrin

 

Le lieutenant-colonel Charles Piroth est sûr de son affaire. Aucun doute possible : le Viet-minh ne pourra jamais transporter des canons lourds sur des centaines de kilomètres, à travers la jungle, ces canons qui pourraient inquiéter la défense de Dien Bien Phu.

 

Quand bien même y parviendraient-ils que les pièces de 155 françaises les réduiraient vite au silence.

 

Piroth est un officier respecté, ancien des combats d’Italie de 1944.

 

Il sert au Vietnam depuis 1945 et commande l’artillerie du camp retranché, établi dans le nord-ouest du Tonkin, près de la frontière laotienne.

 

En 1946, il a été blessé au bras dans une embuscade Viet-minh : on l’a amputé sans anesthésie.

 

Ses faits d’armes lui ont valu le grade de commandeur de la Légion d’honneur.

 

A 47 ans, il a la compétence, l’expérience, l’autorité.

 

Les canons du général Giap ne lui font pas peur.

 

Mais le 13 mars 1954, tandis que l’armée vietnamienne lance son premier assaut, les obus tirés des collines font des ravages.

 

En trois heures, «Béatrice», le point d’appui le plus au nord, reçoit des centaines de coups au but. Les abris sont pulvérisés, les défenseurs tués, les survivants terrorisés. Piroth donne l’ordre de répliquer.

 

Rien n’y fait : les tirs français ne peuvent atteindre les pièces ennemies installées dans des grottes, à flanc de montagne.

 

L’intensité du bombardement est une surprise catastrophique pour l’état-major français, qui se croyait protégé par les canons de l’artilleur péremptoire.

 

Alors le 15 mars, après deux jours d’enfer, Piroth, en pleine dépression, attache une grenade sur sa poitrine et la fait exploser.

 

Un suicide-symbole

 

Ce suicide est un symbole.

 

Sûrs de leur supériorité technique, les Français ont sous-estimé leurs adversaires, dans un conflit où la puissance des armes occidentales ne devait pas être contestée par un peuple «inférieur».

 

L’expédition coloniale qui doit restaurer la domination française sur l’Indochine bute sur une armée de paysans équipés par la Chine, où Mao vient de prendre le pouvoir.

 

Le geste désespéré du lieutenant-colonel est aussi une prise de conscience : la domination coloniale vacille ; la guerre d’Indochine, lointaine et impopulaire, est un baroud sanglant, au bout du compte absurde et vain.

 

Elle l’est d’autant plus qu’il était facile de l’éviter.

 

En 1945, après la reddition japonaise, Hô Chi Minh était prêt au compromis qui aurait assuré aux Français un retrait dans l’honneur.

 

Mais les gouvernements de Paris l’ont fait lanterner, malgré les objurgations de Leclerc, qui avait compris la vanité d’un conflit dépassé, à 10 000 kilomètres de la métropole.

 

La logique de guerre l’a emporté. Depuis bientôt dix années, l’armée française combat l’insurrection vietnamienne sans pouvoir la réduire.

 

En 1953, elle avait cru trouver une issue.

 

A Nan-San, au nord du Tonkin, elle avait installé un camp retranché qui bloquerait l’avancée des troupes de Giap vers le Laos.

 

Ravitaillées par voie aérienne, les troupes françaises – souvent composées de soldats algériens, sénégalais ou marocains – avaient résisté victorieusement aux vagues d’assaut vietnamiennes, infligeant à Giap des pertes insupportables.

 

Fort de ce succès, le nouveau commandant en chef, Henri Navarre, lui aussi ancien de l’armée de la Libération, décide d’installer encore plus au nord et à l’ouest, dans la cuvette de Dien Bien Phu, un deuxième camp retranché, qui attirera les troupes vietnamiennes et les décimera, non plus dans des opérations anti-guérilla hasardeuses mais dans une bataille rangée, où la supériorité d’une armée de professionnels fera la différence.

 

Boucherie

 

Navarre pense que son piège rétablira la situation.

 

Il néglige la personnalité de son ennemi, un petit bonhomme au visage rond et à la volonté intraitable, Vo Nguyên Giap.

 

C’est un ancien professeur d’histoire qui a rejoint le Parti communiste dès les années 30 et pris le commandement de l’armée du Viet-minh, le Front de libération dirigé par Hô Chi Minh.

 

Giap est un grand lecteur, admirateur de Bonaparte, dont il connaît par cœur les campagnes, notamment celle d’Italie en 1796, quand une petite armée française avait battu, grâce à la guerre de mouvement, les troupes trois fois plus nombreuses de l’empereur d’Autriche.

 

Giap a retenu deux leçons de son maître : la surprise, la concentration des forces en un point donné.

 

Il va les appliquer à Dien Bien Phu, où les paras de Bigeard ont sauté au matin du 20 novembre 1953 et où le corps expéditionnaire a installé un vaste camp autour de deux pistes d’atterrissage qui assureront son ravitaillement en hommes et en matériel, protégé par des points d’appui sur les collines qui se dressent sur la plaine.

 

Le commandant du camp, Charles de la Croix de Castries, a une réputation de séducteur.

 

On dit dans la troupe qu’il a baptisé ces positions en souvenir de ses maîtresses : «Gabrielle», «Béatrice», «Anne-Marie», «Eliane», «Huguette», «Claudine»… dont les prénoms vont émailler pendant des mois les bulletins d’information qui rendent compte de la bataille.

 

Pour déjouer le piège par un autre piège, Giap monte une opération de concentration totalement inattendue.

 

A dos d’hommes ou sur des bicyclettes, des dizaines de milliers de porteurs, invisibles du ciel sous une épaisse canopée, vont acheminer dans la jungle les armes, les munitions, les combattants et surtout, pièce par pièce, les canons qui pilonneront le camp. Giap se souvient d’une maxime de Bonaparte : «Où une chèvre passe, un homme peut passer. Où un homme passe, un bataillon peut passer.»

 

De novembre à mars, sous la férule d’officiers contrôlés par le Parti, une noria d’hommes et de femmes chemine à travers la jungle sur des pistes étroites et boueuses, transportant les armes qui créeront la surprise.

 

«Vous n’attaquerez que lorsque la victoire sera certaine», a dit Hô Chi Minh, qui redoute l’efficacité de l’armée coloniale.

 

C’est en mars 1954, après des mois de préparation, que Giap lance ses troupes à l’assaut de Dien Bien Phu.

 

Charges vietnamiennes

 

A la manière des soldats de l’an II, les Vietnamiens chargent en masse les positions françaises.

 

C’est une boucherie : les bodoï tombent sous les balles des mitrailleuses et les obus de mortier.

 

Ceux de la première ligne se jettent sur les barbelés et se font exploser pour ouvrir la voie.

 

Les autres avancent en terrain découvert jusqu’aux tranchées françaises qui répliquent par un feu meurtrier, brisant les charges sacrificielles des Vietnamiens.

 

Mais les canons camouflés à flanc de montagne ont semé le désordre, tué les officiers et détruit les abris et les postes de commandement.

 

«Béatrice» tombe au bout de deux jours.

 

«Gabrielle» est encerclée.

 

Les Français résistent, ravitaillés par les avions qui atterrissent et décollent sans relâche sur les deux pistes du camp retranché.

 

Pour se refaire, Giap suspend les assauts et fait pilonner le camp par son artillerie, qui se concentre sur l’aérodrome bientôt criblé d’obus.

 

Le 27 mars, le dernier avion français décolle de Dien Bien Phu : la ligne de communication avec Hanoï est coupée.

 

Les blessés ne sont plus évacués, les munitions sont rationnées, les soldats subissent un feu continu, enterrés dans des tranchées, sans pouvoir dormir ni se nourrir convenablement.

 

Les renforts arrivent au compte-gouttes, parachutés au milieu des tirs.

 

Les médicaments manquent, autant que les médecins ou les infirmières.

 

Relais

 

Des deux côtés, le siège donne lieu à une débauche d’héroïsme.

 

Geneviève de Galard, une auxiliaire qui a rejoint le camp avant la fermeture des pistes, refuse d’être évacuée et reste pour soigner les blessés.

 

Paris Match la surnommera «l’Ange de Dien Bien Phu», oubliant au passage une dizaine «d’anges» moins présentables pour la propagande : les prostituées vietnamiennes ou africaines qui se changent aussi en infirmières de campagne.

 

Les Français amaigris et malades se battent sous la conduite d’officiers inflexibles.

 

Les Vietnamiens multiplient les offensives qui déciment leurs rangs, selon l’impitoyable tactique des «vagues d’assaut», meurtrières pour les attaquants.

 

Les volontaires français affluent pour sauter sur Dien Bien Phu, sachant qu’ils ont une chance sur cent d’en revenir.

 

Les parachutistes se lancent ensuite, équipés de lance-flammes, à l’assaut des canons, mais ils échouent faute de munitions et terminent les combats à l’arme blanche, avant de se replier.

 

Le 1er mai 1954, sûr du succès, Giap lance l’assaut final. «Eliane 1», «Dominique 3» et «Huguette 5» tombent dans la nuit.

 

Dans une tentative désespérée, Navarre fait parachuter les derniers renforts le lendemain.

 

Rien n’y fait, les points d’appui succombent les uns après les autres.

 

Le 7 mai 1954, après cinquante-sept jours de combat, Dien Bien Phu doit se rendre aux troupes de Giap.

 

Quelque 8 000 soldats vietnamiens ont été tués, 2 000 Français sont morts et 11 000 sont faits prisonniers.

 

Implacable, Giap les envoie à pied vers le nord, à travers la jungle, pour une marche meurtrière de 700 kilomètres vers les «camps de redressement» de la frontière chinoise.

 

Seuls 3 290 survivront à l’épreuve, libérés après l’accord de paix.

 

L’appel à Mendes France

 

A Paris, le gouvernement est renversé par l’Assemblée.

 

Le président Coty appelle à Matignon Pierre Mendès France, qui s’était fait le procureur rigoureux de l’expédition.

 

Mendès annonce qu’il négociera jusqu’à l’été et reprendra le combat si les pourparlers échouent.

 

Le 20 juillet 1954, au terme d’âpres discussions, il signe les accords de Genève.

 

La France quitte l’Indochine.

 

Le Vietnam est coupé en deux.

 

Les communistes prennent le pouvoir au nord du 17e parallèle, un gouvernement pro-occidental au sud.

 

Un million d’habitants du nord fuient le régime d’Hô Chi Minh.

 

Bientôt une guérilla se développera au sud.

 

Les Etats-Unis prendront le relais de la France : la deuxième guerre du Vietnam commence.

 

La reddition de Dien Bien Phu sonne le glas de l’empire colonial français.

 

En Algérie, le FLN lance sa première offensive.

 

Partout au Sud, la victoire de Giap galvanise les partis indépendantistes.

 

Bonaparte avait bâti un empire en Europe.

 

En appliquant les mêmes préceptes, son élève a détruit un autre empire, celui des puissances européennes qui dominaient le monde depuis la Renaissance.

 

L’indépendance du Sud s’est jouée dans une cuvette humide perdue dans la jungle montagneuse du Tonkin : Dien Bien Phu.

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