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THAÏLANDE – CHRONIQUE : Et si le fromage était aussi siamois ?

Date de publication : 15/10/2023
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fromages français Thaïlande

 

Une chronique culinaire de Patrick Chesneau

 

Quel choc ! Il y a quelques années, il m’arrivait d’être la proie consentante d’emportements à haute teneur consumériste. Des bouffées de fièvre acheteuse qui s’apaisaient assez vite pour peu que je sacrifie toujours au même rituel : m’engouffrer dans un grand magasin alimentaire.

 

Mais pas n’importe lequel.

 

A Bangkok, il me fallait une succursale bien précise située à Rajadamri, Ratchaprasong. Quartier dédié aux commerces de luxe. Cette “branch” s’imposait pour la raison simple que beaucoup d’expatriés s’y rendaient régulièrement. Dont une majorité de Farang. Le supermarché était achalandé en conséquence. Notamment, les francophones se pressaient en ces lieux, en irrépressible appétit de produits importés directement de l’Hexagone.

 

Traduction d’un partenariat étroit avec une chaîne française d’hypermarchés. De fait, la palette était large et fournie. A des prix plutôt abordables comparativement à d’autres lieux de vente de réputation plus huppée. Confitures, crème fouettée (si onctueuse) yoghourts (yaourts, rectifieront certains) mottes de beurre, crème fraîche, biscuits, biscottes et craquottes, charcuterie variée, jambons et jambonneaux, andouille et salami, saucisses et saucissons, rillettes, cassoulet en conserve, choucroute, paupiettes de veau, plats cuisinés en barquettes ou surgelés, congelés et assimilés, steaks hachés et pizzas, vins d’une pluralité de robes et coloris, jus, eaux minérales, gâteaux et tartes, pâtisserie diverse, chocolat aux noisettes, constellé d’éclats d’amande ou encore fruits au sirop… Liste non exhaustive.

 

Certes pas du très haut de gamme. Pas de l’épicerie fine. Rien qui ne se rapporte à de la gastronomie d’exception. Pas de plats raffinés. Mais tout de même. De quoi ripailler comme au pays d’extraction et de quoi inculquer une certaine dose de mémoire culinaire à des papilles habituées désormais à un autre registre de sapidité plus exotique. Et surtout, trônant en majesté au milieu de cet assortiment de produits farangset, tout exprès pour moi à n’en pas douter, du vrai pain. Pas de fabrication artisanale bien sûr, rien qui soit cuit patiemment au feu de bois mais tout de même. Pas des tranches de mie Farmhouse. Il me souvient même de baguettes vraiment croustillantes et…last but not least, une quantité impressionnante de fromages français.

 

Des spécimens assurément de souche.

 

Je notais avec jubilation, l’avalanche de Coulommiers et de Camembert(s). A l’évidence, encore une fois, des articles de consommation courante mais, pour moi, symphonie gourmande malgré tout. Je me délectais par anticipation rien qu’en soupesant l’emballage. En tâtant le moelleux. Dans ce concert, les étiquettes accrochées aux présentoirs dans un superbe désordre apparent, suffisaient à rappeler, par leur nomenclature, le lointain terroir originel. Simultanément, le seul fait de constater que j’en étais si éloigné géographiquement, me rendait presque enjoué. C’est sans doute ça aimer vivre à l’étranger.

 

Magnifique syndrome.

 

La dérive des continents qui m’avait déposé en cette latitude du bas Mékong me procurait un indicible ravissement. Il est vrai que tenter de m’acclimater au jour le jour de ce côté-ci de la planète relève en permanence du miracle quotidien. Je me félicitais donc avec constance et assiduité d’avoir choisi une plaque tectonique très propice à l’éclosion des sourires. De quoi apaiser le très éventuel, très exceptionnel et parfaitement minime mal du pays.

 

Pourtant, un paradoxe survivait avec obstination. Cette escapade, toute en gaieté, signifiait tout simplement que je me sens irrévocablement français. Un ” je ne sais quoi ” d’ineffaçable perdure. Une identité première, indélébile, en dépit du temps qui file et de la distance kilométrique. Toujours et quoi qu’il n’y paraisse en toutes circonstances. Car, il y a les apparences modelées par les nécessités du quotidien en terre d’accueil. Et il y a le substrat. Les profondeurs. Les fondements et les fondations. L’irréfragable. En moi, chaque fibre continue de revendiquer une identité atavique. Celle de la source culturelle et linguistique. La matrice qui a forgé l’âme. Ma francité ostentatoire reprenait le dessus. Même si ce n’était que par le petit bout de la lorgnette. Sans doute le prisme déformant de l’alimentation.

 

Qui rejoint néanmoins d’autres nourritures, éminemment spirituelles celles-là.

 

De ce fait, je m’autorisais à musarder la narine frémissante entre les rayons. Un jour, cette litanie d’épisodes gourmands fut interrompue brutalement par une pandémie mortifère. Les années COVID. Fâcheux souvenir puisqu’il a mis la planète à genoux. Cet intermède aura duré trois ans. Interminables millésimes. Disette à laquelle j’ai tenu à mettre fin la semaine dernière, étant opportunément dans les parages. Afin de refermer une si fastidieuse parenthèse, je suis gaillardement retourné à l’emplacement de mes salivations d’antan. Le cœur haletant. Première constatation visuelle. Les lieux ont drastiquement changé. Décor presque méconnaissable.

 

Autre surprise de taille : les Farang se sont volatilisés.

 

Une modeste dizaine tout au plus, aperçue en plusieurs heures. Genre touristes égarés au beau milieu d’une foule immense. En revanche, des centaines et des centaines de Chinois. Clients venus sans doute tout exprès de l’Empire du milieu pour entraver ma déambulation. Et encore des centaines qui s’ajoutaient aux premières centaines. Fureter au hasard des linéaires m’a semblé, d’un coup un sport extrême, me forçant à jouer des coudes et à esquiver concomitamment le bourrage de côtes. Il était impératif de dodeliner du torse et d’onduler du bassin pour résister à la longue marche conquérante des chariots chargés à ras bord. Une progression inexorable qui me ramenait à la dimension anecdotique d’un fétu de paille. Un esquif dérisoire dans le flot tumultueux des mots mandarins qui assaillaient mes tympans. Langue au chuintement ordinairement mélodieux. Il en allait autrement dans cet oppressant tourbillon. Image pour image, c’est en fait, la grande muraille de Chine qui se dressait devant moi. Sur des dizaines de mètres, dans un brouhaha indescriptible. Gagner la rangée des caisses enregistreuses relevait de l’épopée héroïque. Version Kung Fu. J’ai dû puiser dans mon stock de bravitude.

 

Ravalé à cet instant au rang subalterne d’un Shaolin dépité.

 

Le cœur lourd. Par contraste avec mes razzias d’avant, cette fois-ci, rien qui soit empaqueté bleu blanc rouge dans mon caddy. Plus aucun des fromages français dont je me rassasiais goulûment. Inexistants. Pas un coulommiers. Pas le moindre camembert dans sa traditionnelle protection en brindilles agglomérées. A peine quelques fromages pâlichons à la découpe. Tous disparus, envolés, les Brie à la tendre et goûteuse texture. Ils contribuaient pourtant à la gamme si alléchante de mes bonheurs gustatifs improvisés. Las ! Magie escamotée. Les croûtes et pâtes crémeuses ont pris la tangente, la poudre d’escampette. Pareil pour l’écrasante majorité des produits de France qui désormais font défaut. Ils ont manifestement déserté les rayonnages et étagères. Cruelle absence.

 

L’Occident des biens usuels à la trappe.

 

Faut-il en voir la raison dans le changement radical de clientèle ? Ordinairement, les victuailles, mets et denrées de France ne me manquent aucunement au Royaume de Siam. Mon palais est aujourd’hui profilé pour d’autres révolutions. Mais là, je confesse avoir accusé le coup. Du supermarché à l’enseigne clinquante dans la nuit, je suis ressorti lesté d’une boule de chagrin à l’estomac. Envahi par une irrépressible nostalgie. Il pleuviotait. Le macadam détrempé devenait subitement le miroir de mon désenchantement. Rigoureusement personne ne semblait se soucier de la douleur lancinante qui vrillait en moi. Pire, les visages qui tournoyaient dans mon champ oculaire affichaient une indifférence abyssale à mon drame intérieur.

 

Mes fromages ? Où sont passés mes fromages ? Ambiance lourdingue, inhabituellement empesée. La déception comme matériau de base de mon spleen, augmenté de surcroît d’un important coefficient multiplicateur de contrition. Et si j’étais venu plus tôt. Quelques mois en arrière. Regrets ineffables. Seulement pour être accueilli sur le parvis de la grande surface par une ribambelle de taxis no meter et de tuk tuk vociférants. Aurais-je une tronche de gogo vacancier ? Décidément…quelle soirée rapiécée. Mon rêve était trop grand. A l’arrivée, juste quelques lambeaux juxtaposés. Un seul fromage vous manque et c’est un rêve tout entier qui s’évanouit.

 

Patrick Chesneau.

 

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3 Commentaires

  1. Comme toujours avec P Chesneau, on circule, pour notre plaisir, aux bords du rêve, ici du cauchemar. Notre patient s’est installé sur le divan et nous livre ses obsessions et provoquent, déchaînent les nôtres. Cette fois elles sont de nature essentiellement alimentaires, elle mettent en branle tous les sens dans une sorte d’orgie incontrôlable. Elles pourraient être attribuées à l’état inopiné d’une femme enceinte qui, selon la légende, serait prise de fringale au milieu de la nuit. Le prénom permet de trancher mais rien n’indique que l’auteur ne soit dans une phase de transition… Une certaine actualité nous y oblige… L’ objet central de la scène quasi onirique se trouve être le fromage. Le terme est l’objet de significations diverses comme aurait pu le faire remarquer le sagace lecteur du Larousse. D’abord notre auteur fait du fromage un fromage, voire tout un fromage. Il fait d’une chose peu importante une chose qui, dans le rêve, prend des proportions considérables voire vitales tant cet objet semble représenter, parmi toutes les obsessions culinaires énumérées, le sommet du désir. Le fromage tient donc une place de choix, ce que le premier psychanalyste même somnolant (il doit l’être parait-il) aura remarqué, mais pas n’importe quel fromage. Ce n’est pas le gruyère ni la fourme d’Ambert, pas plus que la mimolette mais le fromage à pâte molle dont la quintessence est le camembert, à la rigueur le coulommiers, le brie peut-être. Rien n’est dit sur les liquides qui accompagnent en général la consommation fromagère. Un oubli, une amnésie que l’écoute distraite n’aura pas manquer de noter. Quelques suggestions nous sont données sur la consistance nécessaire de l’objet du désir, moelleux au toucher nous dit-on. Il faut bien distinguer, ce n’est pas tâter. Une description plus technique quand à l’usage de certains doigts pour aboutir à ses fins ne nous est pas exposée. ET pourtant des précisions auraient été de nature à éviter des impairs au lecteur tenté. Le doigté expérimenté aurait été de nature à déceler la présence d’habitants que la moindre pression aurait perturbé la quiétude… Rien sur l’odeur… L’état d’avancement de la fermentation génère des fragrances diversifiées propices à la satisfaction des mille nuances du désir entre autres celles du nez avant d’anticiper celle des papilles. La pratique des emballages cellophanes est certes de nature à anéantir l’expérience olfactive et l’intensité de la satisfaction. Les fromages sortent aussi couverts. Même la crème on ne sait par qui fouettée fit défaut. L’empire du milieu était passé par là, la guerre des caddies avait été déclarée et la razzia fut totale. La dilection des sujets de maitre Xi pour l’occident et ses fromages est, dit-on, proverbiale. Il faut y ajouter les sacs Vuitton (une rubrique onirique s’imposerait). La visite onirique de notre patient fût un fiasco, une débandade et, qui plus est, au dehors il pleuviotait… (“il neigeait. On était vaincu par sa conquête. Pour la première fois l’aigle baissait la tête”. Sombres jours ! L’empereur revenait lentement, laissant derrière lui brûler Moscou fumant”) il pleuviotait, que n’a t-on eu l’idée de se précipiter vers un substitut, un Durian. Le fruit est abondant quand l’empire du milieu, qui en raffole, n’a pas fait main basse sur la récolte. En rêve du moins la consistance, la couleur, l’odeur fait du “roi des fruits” un autre camembert, qui peut s’apparenter, au moins dans le rêve et de quelques déplacements oniriques au camembert un peu fait et légèrement coulant.

  2. L’auteur commet une – courante – méprise.

    Un magasin bien achalandé designe simplement un magasin pourvu d’une bonne zone de chalandise donc qui dispose de nombreux clients potentiels dans sa zone.

    La lecture du billet laisse entendre que l’auteur parle d’un magasin disposant d’une belle offre de produits. Je vous invite à vous référer à la définition du Larousse. La seconde définition, à savoir des rayonnages abondamment remplis, finit par prendre le pas sur l’originale mais il s’agit là de langage courant popularisé par erreur.

    Que Patrick Chesneau se rassure : j’ai grandement apprécié l’article et la qualité de la rédaction. Par ma remarque, je ne veux que tenter de partager un peu de “savoir”, surtout en ayant travaillé une dizaines d’années dans le secteur de la distribution.

    Bien à vous,

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