Une chronique de Philippe Bergues
Le conflit frontalier avec le Cambodge, suivi d’un cessez-le-feu fragile depuis le 28 juillet, a largement permis à l’armée thaïlandaise de regagner la confiance du public et de lui redonner un capital politique dans son rôle de défenseur de la souveraineté nationale. Ce constat a été facilité, dans ce contexte belliqueux, par un gouvernement bancal, ne comportant ni réel Premier ministre, ni ministre de la Défense !
Du jamais vu pour un pays en guerre d’être piloté par un chef de gouvernement intérimaire et un vice-ministre de la Défense, ce dernier étant proche de l’ancien général putschiste de 2014, Prayut Chan-ocha, aujourd’hui membre du Conseil privé du roi. Le pouvoir civil a laissé la main aux militaires lors de cette crise thaïlando-cambodgienne, c’est indéniable. Dans quel pays assiste-t-on à un cessez-le-feu signé par le gouvernement (à Kuala Lumpur) et à ses modalités territoriales d’application délégués aux militaires ?
Il semble que cette tâche incomberait davantage au ministère des Affaires étrangères, si l’on se conforme aux usages internationaux. L’armée n’est pas censée négocier, sa mission est de protéger le pays. Le lieutenant-général Boonsin Padklang, chef de la 2ème région de l’armée, agissant à sa propre guise, et selon sa représentation de la carte frontalière siamo-khmère, a déclaré le 10 août vouloir récupérer le temple de Ta Kwai (en zone cambodgienne) pour la Thaïlande. Ce qui a provoqué le lendemain un rectificatif du Premier ministre intérimaire, Phumtham Wechayachai. Qui commande aujourd’hui en Thaïlande ?
Paetongtarn Shinawatra a perdu la main et les semaines à venir pourraient faire basculer son destin
Il est indéniable que le conflit frontalier avec le Cambodge a gravement porté atteinte à la position politique de la Première ministre suspendue, Paetongtarn Shinawatra. Selon un sondage de l’institut NIDA Poll, sa cote de popularité a chuté de 30,9% à 9,2%. La fuite de sa conversation avec le président du Sénat et homme fort du Cambodge, le vétéran Hun Sen, a totalement brisé la confiance du public envers la fille cadette de Thaksin. Pourtant, en guise de défense, dit-elle, dans le mémoire envoyé à la Cour constitutionnelle, sa seule volonté était d’œuvrer pour la paix avec le Cambodge.
Pacifiste, oui, belliqueuse, non, même si les termes de son échange avec Hun Sen ont pu choquer. En raison de sa défiance envers le lieutenant-général Boonsin de l’armée royale qu’elle trouvait trop va-t’en-guerre. La procédure en cours devrait déterminer le sort réservé à Paetongtarn d’ici mi-septembre au plus tard. Paetongtarn et son équipe d’avocats feront valoir aux neuf juges de la Cour constitutionnelle (nommés par le roi), qu’en tant que cheffe du gouvernement, son intention était d’éviter la guerre, en consultation avec le ministère des Affaires étrangères et l’armée. Avec des excuses pour sa maladresse. Cela suffira-t-il ?
Plusieurs scénarios sont possibles (dans le cadre de la loi)
Si le verdict est positif pour Paetongtarn, elle retrouvera son poste de Première ministre et continuera de diriger la Thaïlande avec le gouvernement de coalition à faible majorité.
Si le jugement est négatif, elle devra démissionner, ce qui conduirait à un nouveau processus de sélection pour le poste de Premier ministre. Chaikasem Nitisiri est le seul restant sur la liste du Pheu Thai, le parti thaksinien. Mais dans l’ancien Siam, tout peut arriver en politique. Une coalition différente pourrait voir le jour. Les nominés encore en lice pour la fonction de Premier ministre sont Anutin Charnvirakul du Bumjaithai, le parti « bleu » actuellement dans l’opposition, fervent défenseur des positions des hauts gradés de l’armée, Pirapan Salirathavibhagha du parti United Thai Nation, aujourd’hui dans la coalition, tout comme Jurin Lasanawisit, des Démocrates. Sans oublier le général Prayut, qui dirigeait la junte de 2014 à 2023, toujours nominé pour l’UTN, mais aujourd’hui retiré de la politique, si tant est qu’on ne fait pas de politique en tant que Conseiller privé du roi.
Enfin, un autre scénario possible serait la dissolution de la Chambre des députés. Dans ce cas, la loi prévoit que le gouvernement reste en place pendant 60 jours, et le pays entre dans une nouvelle campagne électorale. Cette solution alimente la plus grande incertitude : quelle majorité parlementaire serait issue des urnes ? En revenant trois mois en arrière, le Parti du Peuple, la formation « orange » la plus progressiste de Thaïlande, caracolait en tête dans les enquêtes d’opinion. Mais la guerre contre le Cambodge est passée par là et l’armée a très nettement regagné en popularité. Jusqu’à entraîner dans son sillage, le vote pour les partis militaro-royalistes, aux yeux des électeurs ? Car dans le cas d’élections anticipées, que je considère comme peu probables, les généraux voudront une coalition parlementaire à leur convenance, sans doute avec l’appui des cercles proches du Palais.
L’avenir de Thaksin se joue aussi en août et septembre
Celui qui est toujours considéré comme dirigeant de facto la coalition gouvernementale est attendu au tournant de la justice. Plusieurs décisions judiciaires, à son égard, politiquement sensibles, sont attendues. Le 22 août, le tribunal rendra son verdict sur l’accusation de crime de lèse-majesté qui touche Thaksin Shinawatra, à propos d’une interview à un journal sud-coréen en 2015. Selon les groupes de défense de la monarchie, les propos de Thaksin auraient diffamé l’ancien roi et seraient condamnables, au titre de l’article 112 du code pénal.
D’autre part, Thaksin doit comparaître à la chambre pénale de la Cour suprême le 9 septembre, sur l’application de sa peine de prison dans une chambre luxueuse au 14ème étage de l’hôpital général de la police à Bangkok. Ses détracteurs estiment qu’il a bénéficié de conditions privilégiées illégales et qu’il s’est soustrait à son emprisonnement, ramené à un an, après une grâce royale. Les résultats de cette saga judiciaire auront inévitablement des conséquences à très court terme pour Thaksin. Qu’en sera-t-il de son actuelle influence sur le gouvernement et de son héritage politique depuis plus de 20 ans ? Sera-t-il conforté, emprisonné ou contraint à l’exil une nouvelle fois ? Nul ne peut le dire à cette heure.
Dans ce contexte belliqueux et judiciaire explosif, l’armée veut un gain politique
En Thaïlande, le vide politique et l’instabilité institutionnelle profitent souvent aux militaires. Qui plus est, dans une période de conflit avec le voisin cambodgien. Quand un gouvernement thaïlandais n’a-t-il jamais contrôlé l’armée thaïlandaise, qui agit souvent de son propre chef ? Les groupes conservateurs militaro-royalistes ont saisi l’opportunité de fragiliser politiquement Paetongtarn et le gouvernement de coalition, à grand renfort de propagande nationaliste. En diffusant un discours agressif, relayé massivement par les réseaux sociaux, des partis politiques aux influenceur(euse)s en tout genre. On peut questionner, à juste titre, du recul critique face à la propagande ultranationaliste dans le royaume.
Cause d’une éducation « bourrage de crâne » ? Quelques journalistes thaïlandais ont mis en avant la stupidité de ce conflit siamo-khmer et le coût économique qui en résulte pour les deux pays (recettes touristiques en déclin, départ en masse des migrants cambodgiens pour les emplois agricoles et dans le bâtiment etc…). Pravit Rojanaphruk du journal en ligne Khaosod (« Nouvelles fraîches ») est de ceux qui ont dénoncé cette guerre et cette propagande militaro-nationaliste, en affirmant qu’aucun bénéfice n’en sera tiré pour les deux parties.
Les verdicts à venir, concernant les Shinawatra, fille et père, nous donneront une orientation majeure sur la volonté du Palais royal quant à la réorganisation du pouvoir politique thaïlandais, et la place que les militaires doivent y prendre, avec leurs alliés conservateurs.
Philippe Bergues
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