Le niqab est l’élément emblématique de la réislamisation du pays. Inhérent au mouvement Tabligh, il est le symbole d’une foi exacerbée mais possède également d’autres dimensions. Si ce voile intégral incarne le retour à la piété religieuse, il montre aussi une tendance à la marginalisation de musulmans s’éloignant de plus en plus d’un modèle de société progressiste.
En arpentant les routes de la province de Kampot, surtout en périphérie de la ville du même nom, la toge safran des bonzes voisine avec le voile islamique. Oeuvrant dans les rizières, s’affairant dans les différents marchés ou se rendant à l’école à vélo, la communauté musulmane arbore les vêtements propres à sa confession, tout en confirmant sa réputation de discrétion dans le royaume. « Ils ne sont majoritaires nulle part au Cambodge, commente Agnès de Féo, chercheuse, réalisatrice et écrivain qui travaille sur les Chams et l’islam en Asie du Sud-est. Dispersés sur tout le territoire, ils font plutôt profil bas. » Pourtant, certaines silhouettes interpellent, dénotent. Des musulmanes ne se contentent plus d’un voile sur leurs cheveux, mais poussent plus loin les principes de leur foi en couvrant leur visage.
Rim Lip, 58 ans, vice-président des imams de la ville de Kampot, constate que ce phénomène a commencé à prendre de l’ampleur il y a trois ans. Mais il faut remonter au début des années 90 pour assister à l’implantation au Cambodge d’un mouvement islamique originaire de l’Inde et du Pakistan : le Tabligh.
« Ne pas vivre dans le péché »
Sadia a 36 ans et habite dans le village de Tadep, près de Kampot. Sur les 235 familles qui composent le village, 70% sont musulmanes. Cette mère de cinq enfants déclare avoir adopté le niqab il y a trois ans. « Je suis plus au fait des préceptes du Tabligh qu’avant. Porter le niqab empêche les hommes de juger de mon apparence physique. J’ai ainsi l’impression d’être pure, de ne pas vivre dans le péché. Quand je sors, je porte également des gants et des chaussettes, raconte-t-elle sans austérité. Les femmes qui ne portent que le foulard ne respectent pas suffisamment leur religion. » Une vision que partage Rim Lip, prônant la pureté comme valeur essentielle. Sadia affirme qu’elle se sent mieux ainsi, que les moqueries et les incompréhensions se sont transformées en indifférence. Mais elle reconnaît que c’est par la volonté de son mari qu’elle a revêtu le niqab, plus par piété que par jalousie de sa part. « Certaines personnes pensent que c’est porter atteinte à notre liberté, mais personne ne nous force à nous voiler le visage », ajoute-t-elle, le sourire aux yeux.
Zakkaria Adam, directeur adjoint de la Fondation pour le développement de l’islam au Cambodge et député de la province de Kandal, entérine les dires de Sadia, mais appelle à une pratique de la religion moins zélée. « Le Coran n’oblige personne à se couvrir le visage, et encore moins les mains ou les pieds, prévient-il. Les femmes se couvrent le corps au moment de la prière, cinq fois par jour. Là, c’est tout le temps. » La justification du port du niqab n’est peut-être pas celle que l’on croit. Un journaliste cambodgien de confession islamique, souhaitant garder l’anonymat, avance la thèse du « phénomène d’imitation » – comprendre : phénomène de mode – plutôt qu’une recherche exacerbée de la pureté. « La pureté est l’argument consciemment exposé par les intéressées pour justifier leur choix, explique Agnès de Féo. Mais il existe plusieurs niveaux de lecture pour comprendre le port du niqab, comme par exemple le fait d’affirmer son identité musulmane en situation minoritaire devant des Cambodgiens très fiers de leur héritage angkorien. Les musulmans exagèrent les marques visibles de leur particularisme religieux pour créer une résistance à l’assimilation. » Toujours selon la chercheuse, ces femmes cherchent à imiter les épouses de Mahomet qui, selon la tradition prophétique, se cachaient le visage. Le niqab se réfère donc à un modèle prestigieux qui permet de se distinguer et de se valoriser en société.
Le journaliste musulman va encore plus loin en évoquant une « volonté de se cacher » pour impressionner les hommes, voire attiser leur esprit de convoitise. Un argument qu’est loin de réfuter Agnès De Féo, qui explique que derrière les arguments religieux, toute une série de motivations s’exercent sur ces femmes. Dans un article des Cahiers d’Orient (hiver 2008), elle dépeint « des femmes qui font preuve d’élégance à porter niqab […] et gants noirs assortis à leur sac à main ». Elle ajoute : « Le niqab, négation des formes féminines, donne à son insu une distinction sociale non dénuée d’érotisme. » Le voile intégral fonctionne de plus comme un signe extérieur de richesse, signifiant que la jeune femme est assez riche pour ne pas travailler, et peut ainsi se consacrer à l’étude du Coran. « À Kuala Lumpur ou à Bangkok, la femme en purdah incarne le luxe. Au Cambodge, c’est le rêve de toute paysanne s’échinant à ramasser le riz à la main », déclare-t-elle avant d’expliquer que le niqab ne se répandra pas davantage au Cambodge, parce qu’il n’existe pas de classe moyenne musulmane dont les femmes pourraient se permettre cette forme d’oisiveté.
Ly Sari, chef suprême du culte musulman au niveau provincial, met en avant cette pauvreté de la communauté islamique, évoquant l’aide financière des pays du Golfe, comme le Koweït, ou de la Malaisie pour construire de nouvelles mosquées ou écoles. Cependant, « la communauté Tabligh ne vit sur aucune subvention extérieure. Les fidèles doivent se débrouiller avec leur famille à l’étranger ou avec des hommes d’affaires locaux », précise Ly Sari. Son temps est d’ailleurs largement employé à conseiller les familles et différentes personnes sur leur commerce et l’éducation des jeunes.
Discrimination latente
L’éducation présente un dilemme au sein du mouvement Tabligh. Pour les jeunes filles encore étudiantes de cette communauté, l’accès à l’école publique ressemble plus à une utopie qu’à une réalité tant le niqab dérange. Pourtant, le 11 septembre 2008, un décret officiel du Premier ministre Hun Sen permettait aux élèves de confession islamique d’intégrer n’importe quelle école, publique ou privée, affublés de leur habit religieux traditionnel au même titre que les élèves en uniforme, et ce dans l’intérêt national. Pourtant, moins de deux ans plus tard, il semblerait que cette « école pour tous » soit plus difficile à instaurer que prévu. Fadila, 18 ans, grande fille de Sadia, en a fait les frais : « Quand j’étais à l’école publique, je n’étais pas autorisée à porter le niqab. Même avec le foulard, les professeurs me critiquaient. En classe de 7e, j’ai préféré partir, avec quelques regrets. » C’est à ce moment-là qu’elle a intégré l’école religieuse. Ses deux amies, assises à ses côtés et portant le niqab également, ont une histoire identique. Pourtant, lorsqu’on leur demande ce que représente pour elles cette dévotion, elles sont mal à l’aise, gênées, rient de ne savoir quoi répondre. Sadia prend alors le relais et explique que c’est sous les conseils des parents de chacune que Fadila et ses amies ont rejoint l’école religieuse. « Comme elles sont grandes, je préfère qu’elles se plongent dans l’étude du Coran, prônée par le mouvement Tabligh. De toute façon, elles sont victimes de discrimination à l’école publique à cause de leur niqab, donc autant les envoyer à l’école religieuse. »
« L’enseignement dans les écoles du Tabligh est exclusivement tourné vers les matières religieuses (contrairement aux madrasas financées par le Golfe qui dispensent aussi un cursus scolaire classique). Ce type d’enseignement se fait en autarcie en limitant les contacts avec la société environnante, surtout pour les filles, explique Agnès de Féo. Ce sont ces jeunes filles qui portent le niqab coupées de la société pour apprendre le Coran par coeur, une étude très valorisée par ce mouvement. »
A ce sujet, Sivann Botum, secrétaire d’Etat en charge des femmes et des enfants au ministère des Affaires féminines, a des positions bien moins tranchées sur le port du niqab que sur celui des minijupes à l’école. « Je préfère ne pas favoriser une opinion car cela concerne la dévotion à un dieu. Toutefois, le fait que de plus en plus de femmes revêtent le niqab n’est pas synonyme de recul de la démocratie ou d’atteinte à la liberté des femmes », assure-telle.
Oumi, 27 ans, est enseignante à l’école religieuse Norol Hydyas du district de Chhouk, où habitent une majorité des musulmans de la province. Elle revient de huit mois d’études en Malaisie et est originaire de Kampong Cham. Elle relativise l’échec des filles voilées à trouver leur place à l’école publique en rapportant qu’elles sont nombreuses à avoir suivi des études générales jusqu’à six, voire neuf ans, et qu’elles savent toutes écrire en khmer. « Nous étudions du lundi au mercredi, sept heures par jour », annonce-t-elle. L’école est composée de deux corps de bâtiment assez éloignés l’un de l’autre. « Il y en a un pour les garçons, et un pour les filles », explique Oumi, n’oubliant pas de mentionner que les interactions entre les genres sont à proscrire. D’ailleurs, un panneau à l’entrée du bâtiment féminin est clair : « Les hommes, à moins d’avoir une affaire importante à traiter, ne sont pas admis ». Et Oumi de rappeler le discours sur la quête de pureté justifiant le niqab, avant de confier que le propriétaire de l’école – un riche homme d’affaires cambodgien musulman travaillant en Malaisie – a demandé à ce que les élèves le portent.
Math Rolley, directeur de l’école publique Kompong Keh, que fréquentait Fadila, a une toute autre version de cette « discrimination ». « Tout le monde est accepté dans cette école, en vertu du décret du Premier ministre, assure-t-il. Seulement, une fois que les filles sont en âge de porter le niqab, elles quittent notre établissement pour rejoindre l’école religieuse. C’est la volonté de leurs parents, je ne peux rien y faire. Elles arrêtent souvent en classe de 6e, je regrette qu’elles ne poursuivent pas au moins jusqu’en 9e, voire 12e. Je considère cela comme une atteinte à la liberté de ces filles. » Agnès de Féo pointe un risque de marginalisation, surtout dans un pays aux ambitions économiques dévorantes : « Celles qui suivent strictement un curriculum religieux auront du mal à prendre part au développement du Cambodge. Il est vrai que faire des études d’hafiza – jeune fille qui mémorise le Coran – n’a pas beaucoup d’utilité pratique. » De toute façon, le Tabligh prévoit pour les femmes de rester à domicile ou de se tourner vers les domaines de l’éducation religieuse et de la santé.
Un risque intégriste ?
Pauvreté et marginalisation représentent habituellement un terreau fertile à l’implantation d’un réseau terroriste, surtout dans une Asie du Sud-Est en proie à regain de conservatisme musulman. Insurrection dans le sud profond thaïlanfadais, renforcement de la Chari’a en Indonésie (vote du 14 septembre 2009 à Atjeh), double attentat à Jakarta en juillet 2009 attribué à la Jemaah Islamiyah, puissance de la structure Abu Sayyaf aux Philippines… autant d’événements qui ont ébranlé le monde musulman l’année dernière. Le Cambodge seraitil convoité par ce dernier ?
« Non, répond Agnès de Féo, le pays est en marge du monde musulman sud-est asiatique. Les musulmans cambodgiens sont les parents pauvres de cet islam malais, et les seuls mouvements islamiques à témoigner d’une popularité sont d’ordre piétiste. » Selon la chercheuse, l’intégrisme ne guette pas le royaume. Elle rappelle que le terroriste indonésien Hambali s’était caché à Phnom Penh en 2003 et a pu bénéficier d’une certaine complicité dans le pays. « A part cela, on ne voit pas ce qui pourrait convaincre les musulmans du Cambodge de se radicaliser politiquement, même s’ils font montre d’un plus grand purisme dans leur pratique rituelle. D’autant qu’ils n’ont rien à revendiquer », conclut-elle.
JÉRÔME BECQUET