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Cambodge soir : l’histoire d’un sabordage

Date de publication : 17/12/2012
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Le quotidien Cambodge Soir a cessé de paraître le 11 juin. Les journalistes, en grève, réclament la réintégration d’un de leurs collègues injustement licencié et une garantie d’indépendance éditoriale. Philippe Latour, premier rédacteur en chef du journal, analyse les raisons d’un accident de parcours qui pourrait se transformer en naufrage.

 

“Cambodge Soir est né, en 1995, d’une ambition claire: faire survivre une francophonie moribonde au Cambodge face au déferlement des médias anglophones. Comme au Vietnam avec Le Courrier du Vietnam et au Laos avec Le Rénovateur, les autorités de la Francophonie qui ont financé son lancement, puis son développement, n’avaient guère d’autres ambitions que culturelles. Mais le Cambodge, au contraire de ses deux voisins, accueillait depuis 1993 – malgré quelques anicroches – une presse écrite libre.

 

Et le journal, feuille de chou trihebdomadaire de quatre pages au départ, a rapidement dépassé les objectifs fixés, devenant quotidien en 1997 et incluant plus tard des pages d’information en langue khmère. Formant des journalistes cambodgiens d’une qualité et d’une éthique exceptionnelles, Cambodge Soir est vite devenu, sous la houlette de son rédacteur en chef Pierre Gillette, une référence en termes d’informations à chaud, de documentaires et d’exclusivités. Il est depuis longtemps la lecture préférée de l’ex-roi Sihanouk. Indépendante de tout parti politique local, sa rédaction pouvait agir et écrire en toute objectivité, ce qu’appréciaient ses quelques milliers de lecteurs.

 

Trois mois après le départ, en février dernier, de Pierre Gillette, figure emblématique du journal depuis sa création, Cambodge Soir est entré dans une des crises les plus graves de son histoire. Les précédentes menaces qui avaient pesé sur le quotidien étaient d’ordre financier – la Francophonie se faisant toujours un peu tirer l’oreille pour verser l’aumône nécessaire à l’équilibre
des comptes. Le 10 juin dernier, c’est une hache de guerre politique qu’a déterrée la direction du journal, en décidant de licencier sur le champ le journaliste Soreen Seelow. Celui-ci avait eu
Alors, pourquoi cette réaction brutale de la direction de Cambodge Soir, qui pendant douze ans avait laissé les journalistes faire leur travail? C’est tout simplement la conséquence d’une conflit d’intérêt majeur d’un des actionnaires, Philippe Monin, par ailleurs conseiller de l’Agence Française de Développement (AFD) auprès du ministère cambodgien de l’Agriculture.

 

Celui-ci, nous a-t-on expliqué, s’est mis dans une rage folle, tout en expliquant à Soren Seelow que son article allait provoquer la colère des autorités et le plaçait en porte-àfaux. Le brutal licenciement du journaliste, le 10 juin, allait provoquer une grève de la rédaction le lundi 11 juin et l’annonce de la fermeture du journal pour «raisons de faillite économique» le 12 juin. Dans un communiqué, l’équipe rédactionnelle regrettait alors «la brutalité avec laquelle a été annoncée cette décision de mettre un terme à un travail de treize ans, alors que de nombreux projets ont été mis en place au cours des derniers mois: lancement du site internet www.cambodgesoir.info, édition d’ouvrages, réfle-xion sur l’évolution du contenu éditorial…».

 

A l’heure du bouclage de ce numéro de Gavroche, les journalistes de Cambodge Soir maintiennent leur mouvement de grève et espèrent que des négociations avec la direction permettront de relancer le journal. De nombreux appels ont été faits pour que ne sombre pas cet îlot d’indépendance journalistique au Cambodge. Soixante-dix journalistes basés en Asie et dans le reste du monde ont signé un courrier envoyé à Abou Diouf, secrétaire général de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF), pour lui demander de ne pas «laisser disparaître ce vecteur de la Francophonie» et de refuser avec eux «cette décision prise par une poignée de personnes qui, selon leurs propres dires, n’ont pas la même conception de développement du Cambodge que celle d’une équipe rédactionnelle dévouée à l’indépendance et au respect des faits.»

 

La brutalité et le cynisme de la direction de Cambodge Soir dans cette affaire – qui rappelle un peu la manière dont elle a coulé le mensuel régional francophone Le Mékong l’année de la naissance du quotidien cambodgien – ne doit pas faire oublier que cet édifice éditorial était bâti sur de fragiles fondations. Les actionnaires de Cambodge Soir sont (étaient?) condamnés à ne jamais toucher de bénéfices: plus les recettes publicitaires augmentaient, plus la subvention de l’OIF diminuait. Mais l’équilibre budgétaire de ce type de publication, au vu du marché local et d’une population francophone sans véritable renouvellement, reste une utopie.

 

Les propriétaires du journal ont donc choisi – à l’heure où nous écrivons ces lignes – de saborder le navire pour se protéger politiquement.

 

Ils n’avaient rien à perdre financièrement. Ce n’est pas ce que l’on appelle une leçon de courage.”

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