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PORTRAIT Rasmee Wayrana, la sirène des rizières

Journaliste : Arnaud Dubus
La source : Gavroche
Date de publication : 07/05/2019
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ll émane de la chanteuse Rasmee Wayrana une puissance singulière qui vient à la fois de sa voix plaintive et perçante, mais aussi d’une force identitaire qui ne peut que frapper les spectateurs. Rasmee, 32 ans, chante le blues, ou plutôt un mélange de blues et de molam, comme l’on nomme ce style musical tonique et entraînant du nord-est thaïlandais.

 

« Un mélange à ma propre sauce », explique en riant cette native d’Ubon Ratchathani, assise dans un café étudiant dans un quartier nord de Chiang Maï, la ville où elle réside.

 

Depuis la mi-2015, Rasmee a percé sur la scène nationale, peu après avoir sorti son premier CD, « Isan Soul ». Par sa fraîcheur, elle apporte incontestablement un renouveau dans le monde musical thaïlandais, plutôt compassé et dominé par les grandes firmes commerciales de production comme Grammy.

 

Avec son style terre-à-terre et sa franchise décapante, elle détonne dans un milieu où les futures vedettes sont sélectionnées à partir de leur look et de leur background familial, avant d’être « packagées » de manière à être le plus possible adapté aux exigences du marché.

 

« Beaucoup de ce que vous voyez à la télévision en matière musicale tient du lavage de cerveau, lâche-t-elle en sirotant un jus glacé de framboise. Beaucoup de chanteurs doivent s’inscrire dans un cadre déterminé à l’avance, ce qui tient aussi à la manière de travailler des maisons de production. Le public a certains choix, mais la tendance générale est à la répétition du même style. »

 

Les chansons de Rasmee célèbrent la khméritude et l’identité Isan.

 

Ces maisons de production focalisent sur un certain type de star musicale – peau claire, chanson sirupeuse en thaï de Bangkok, thématique romantique – et les promeuvent dans les médias audiovisuels et le secteur publicitaire comme des modèles à émuler.

 

Dans les soap-opéras des chaînes thaïlandaises, les acteurs conformes au standard imposé sont les vedettes et les gens venus du Nord-Est sont relégués à des seconds rôles – femmes de ménage, mauvais garçons… – où ils et elles sont le plus souvent représentés comme des demeurés dont la bêtise fait rire ou des pervers dont la place est en prison.

 

Les chansons de Rasmee célèbrent, elles, la khméritude et l’identité Isaan ; elles portent des titres comme « La Cité des costumes noires », « Belle comme une Thaïe» ou « Illusion ».

 

Et ses premières escapades à Bangkok se sont parfois heurtées à une certaine idée de ce qui se fait et de ce qui ne se fait pas dans le domaine.

 

« Une fois, je devais chanter dans un complexe commercial huppé de Bangkok, mais les organisateurs là-bas m’ont dit que je ne pouvais pas chanter du molam parce que ce n’était pas adapté au lieu. Nous étions choqués », raconte-t-elle.

 

Et pourtant, comme le montre une série de concerts cet été à Bangkok, Rasmee a réussi à vaincre les préjugés et à conquérir un public urbain, peut-être séduit parce que lui-même en quête de ses propres racines.

 

Au Ror Sor 234, un pub huppé dans le quartier de Thonglor, Rasmee s’avance face au micro devant un public dense et attentif. « Je veux chanter une chanson qui a trait à la beauté, mais pour dire qu’on peut être belle telle qu’on est, et non pas telle que les autres voudraient qu’on soit », lance-t-elle.

 

Une introduction qui n’est pas sans doute innocente venant de cette jeune femme de petite taille à la peau foncée – marque provinciale dans un pays obsédé par la blancheur de la peau.

 

La scène est poignante. Des jeunes et moins jeunes Bangkokois et Bangkokoises de bonne famille s’enthousiasment pour ces chansons imprégnées de la tradition musicale de l’Isaan, mais remodelées dans un style novateur et envoûtant, un peu comme l’avait fait Surachai Jantimathawn et son groupe Caravan dans les années 1980, après leur sortie des maquis communistes du Nord-Est.

 

Rasmee chante en lao-Isaan et en khmer-Surin, deux langues vernaculaires du Nord-Est thaïlandais que presque personne dans son public bangkokois ne comprend vraiment. Mais à la fin du concert, d’élégantes dames, conquises par le charme puissant émanant de la chanteuse, viennent la saluer les mains jointes en courbant la tête.

 

« Je ne savais pas que j’avais autant de fans à Bangkok », s’amuse Rasmee quelques jours après le concert dans le café de Chiang Maï.

 

Certains pourraient presque voir une dimension politique implicite dans ce chassé-croisé entre Bangkok et la province.

 

La Thaïlande est fortement divisée politiquement depuis 2005 entre les forces conservatrices ou Chemises jaunes et les partisans du changement social ou Chemises rouges, dont les bastions sont le Nord et le Nord-Est.

 

Cette scission est au cœur de la transition douloureuse que traverse le royaume. Mais Rasmee dit n’être « pas très intéressée par la politique » et n’avoir « pas suivi de près » les soubresauts de ces onze dernières années lors desquelles le royaume a connu deux coups d’État, de multiples élections et plusieurs rassemblements de rue écrasés par les militaires.

 

« Les gens écoutent mes chansons, et ensuite ils en font ce qu’ils veulent. Libres à chacun de les interpréter », dit-t-elle simplement.

 

Mais comme le montre le succès de sa tournée à Bangkok, son talent artistique et sa puissance vocale ont renversé certaines barrières : elle est désormais passée d’un groupe de fans dans les provinces du Nord et du Nord-Est à une renommée nationale.

 

La presse de Bangkok a publié plusieurs articles sur elle ces derniers mois.

 

Inspirée par le louk toung

 

Rasmee est venue très tôt à la musique, son père étant lui-même un chanteur professionnel. « Il me chantait des chansons de louk toung et des chansons khmères quand il me portait au lit », se rappelle-t-elle.

 

Le louk toung – littéralement « enfants des rizières » – est un style de musique qui a émergé dans les années 1970 dans la grande plaine rizicole centrale (autour de la province de Suphanburi) et a ensuite essaimé dans tout le pays.

 

« Pendant mon enfance et mon adolescence, j’aimais le louk toung, particulièrement Pumpuang Duangchan, dit-elle. Pumpuang était étonnante. Elle ne savait ni lire ni écrire, mais elle pouvait mémoriser la musique et les paroles de toutes ses chansons et sa voix projetait sa force intérieure. »

 

Pumpuang Duangchan, la « reine du louk toung », et probablement la chanteuse thaïlandaise la plus populaire des soixante dernières années, est morte de maladie en 1992 à l’âge de 31 ans.

 

Ses funérailles ont été un événement national.

 

Rasmee, née dans le district de Nam Yeun, à quelques kilomètres de la frontière cambodgienne, a aussi été très tôt imprégnée par les chansons khmer-Surin et le kantrum, un style musical rapide et enjoué en vogue chez les Khmers de l’Isaan, mais plus marginal que le molam.

 

La chanteuse Nampeung Muangsurin, les groupes Rock Khong Khoi et Datee Kantrum Rock sont autant de noms qui ont bercé son enfance, mais sont littéralement inconnus du public de Bangkok.

 

Elle dit en revanche avoir été peu influencée dans sa jeunesse par la musique occidentale qui n’était pas disponible dans son village reculé du Nord-Est.

 

Encouragée par son père, elle a commencé à chanter le molam dans des fêtes de village à l’âge de six ans, puis est devenue chanteuse professionnelle à 13 ans dans un groupe appelé Chang Thon Khon Baan Pa.

 

« J’aimais chanter, mais je voulais aussi gagner de l’argent pour soutenir ma famille», dit-elle.

 

Adolescente, elle s’inscrit à l’école des beaux arts à Chiang Maï, mais elle continue de chanter le soir dans des hôtels de la ville pour financer ses études.

 

C’est là qu’elle apprend les standards du jazz et du blues et élargit sa palette musicale.

 

Ses goûts musicaux se diversifient.

 

Rasmee se passionne pour Nina Simone, Ella Fitzgerald, Fela Kuti ou encore Nora Noor.« Je combine ces formes internationales de musique que je rencontre avec le style musical local que j’ai toujours connu ».

 

Arnaud Dubus (http://www.gavroche-thailande.com)

 

Article paru dans le N°267 du Gavroche (Janvier 2017)

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