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THAÏLANDE – HISTOIRE: Un piéton de Paris nommé Chulalongkorn

Journaliste : Redaction
La source : Gavroche
Date de publication : 14/11/2020
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Gavroche remonte le temps et l’histoire de la Thaïlande. Car pour comprendre le présent, rien de tel que d’explorer la mémoire d’un pays. Notre accord inédit avec le ministère thaïlandais de la culture nous permet de publier des extraits de «Loin des siens», le recueil de lettres adressées depuis l’Europe par le roi Chulalongkorn à sa fille, en 1907. Cette fois, le roi de Siam arpente, tel un piéton ordinaire, les rues pavées de Paris.

 

Extraits des lettres sur la France du Roi Chulalongkorn (Rama V) envoyées à sa fille, la princesse Nibha Nobhadol, lors de son voyage en Europe en 1907.

 

Le ministère de la Culture thaïlandais a autorisé Gavroche à publier une série d’extraits de Loin des Siens. Une plongée étonnante dans l’intimité d’un monarque qui aura à jamais marqué l’histoire de son pays et des relations avec la France.

 

Ma chère fille,

 

Aujourd’hui, la journée a été assez chaotique. Il faut dire que je me suis levé tard. J’avais un rendez-vous pour qu’on vienne me couper les cheveux. Ce coiffeur malfaisant ne m’a pas laissé me coiffer, il a voulu le faire lui-même, mais il s’est révélé incapable de faire ma raie au milieu. Après trois essais et autant d’échecs, j’ai dû le congédier. Le déjeuner n’a pas été un succès non plus. Le cuisiner s’était cru obligé de me préparer un plat avec du riz, mais le riz n’était pas cuit, au point que les grains étaient encore opaques. Il a fallu se faire soi même un riz bouilli, qui m’a permis de calmer ma faim sans toucher au déjeuner.

 

Au gré de mon karma

 

Monsieur Defrance, ancien diplomate chez nous, est venu me voir. Il m’a paru fort bien portant, plutôt replet et le teint fleuri, et a exprimé le souhait de revenir accompagné de sa femme et de sa fille que j’affectionnais quand elle était petite. Pour aujourd’hui au début mon plan était d’aller au magasin Baccarat puis de me rendre à Versailles, mais l’après midi était trop avancée. J’ai donc finalement décidé d’aller chez Baccarat et de me promener ensuite comme cela se présenterait, au gré de mon karma(1). Sur le parcours, j’ai été charmé par les boulevards dont le nom varie en fonction du quartier traversé. J’ai vu d’anciennes portes de la ville de Paris, la Porte Saint-Denis et la Porte Saint-Martin, qui ont été conservées. Entre les deux, il y avait autrefois un mur d’enceinte, qui a été rasé et remplacé par une grande avenue toute droite. Le vieux Paris, qui se situait entre le Palais Royal et Notre-Dame, était en effet entouré d’un rempart. Notre quartier, celui où nous résidons et nous promenons en général, se trouve quant à lui tout entier situé dans la ville moderne.

 

Les grands boulevards

 

Les grandes artères appelées boulevards ont été aménagées sur l’emplacement des anciens murs ; elles forment une continuité dont chaque tronçon porte un nom différent et qui se termine à la place de la République. Là, c’est un quartier prolétaire, plus on y pénètre plus la qualité des articles se dégrade ; les magasins ne peuvent plus s’adresser qu’aux plus pauvres. C’est assez dangereux, il y a pas mal de violence, des bagarres au couteau, on pourrait difficilement s’y promener la nuit. La plupart des troubles, grèves ou révoltes, débutent dans ce quartier et nécessitent toujours une forte présence policière pour la répression. Notre parcours nous a fait légèrement dépasser la rue qui tourne vers le magasin Baccarat et nous sommes allés jusqu’à la statue de la République(2) que nous avons contournée pour faire demi-tour et revenir sur nos pas. Le magasin dispose d’une très grande salle pour exposer les objets en cristal. Le propriétaire m’a vanté un grand renouvellement, mais je n’ai pas trouvé tant de différence. Les grosses pièces, candélabres et lustres, étaient les mêmes qu’auparavant. Il y avait une profusion de verrerie de couleur, sur laquelle il a beaucoup insisté, qui ressemblait à de la porcelaine au point qu’il fallait toquer avec le doigt pour faire la distinction. Je n’en ai pas acheté parce que ce n’était effectivement pas différent de la porcelaine tout en étant très cher et que cela ne me plaisait pas tellement.

 

Petits objets

 

Quant aux petits objets, comme les brocs et cuvettes pour le visage ou les ensembles de petite vaisselle, il n’y avait rien de nouveau. Ce magasin est utilisé pour la démonstration, la prise des commandes et la vente, mais ce n’est pas le lieu de fabrication. Nous avons quitté Baccarat pour prendre la direction de Montmartre, afin de contempler Paris depuis « l’église du vœu national du Sacré cœur(3) », ce qui veut dire église de la foi du peuple pour le Sacré Cœur(4). C’est drôle comme cela ressemble aux noms donnés aux nouvelles pagodes de chez nous. L’idée d’y aller m’était venue quand j’étais monté à la Tour Eiffel, car de la Tour on apercevait le dôme de cette église surplombant un alignement de collines, ce qui m’avait fait penser que de là-bas on aurait également une belle vue sur la ville. Paris est entourée de collines, comme si elle se trouvait au fond d’une poêle dont les collines constitueraient le rebord, et la Basilique du Sacré Cœur est située sur ce rebord. On y monte par une rue assez raide mais pas très longue, au milieu d’habitations très pauvres. Cela ressemble à la montagne de Naples, mais c’est beaucoup moins élevé et les rues y sont moins étroites.

 

La Basilique de Montmartre

 

Enfin nous sommes arrivés à la Basilique, qui a été édifiée grâce à des dons(5) et n’est pas encore achevée. Elle comporte cinq coupoles ainsi qu’une grande tour en pierre qui sert de clocher, avec une énorme cloche déjà consacrée mais qu’on n’a pas pu monter en haut et qui est endommagée. Ce lieu est considéré comme sacré et les gens viennent y faire leurs dévotions. Au pied des statues qui passent pour être dotées d’un pouvoir surnaturel, on trouve des ex-voto en forme de cœur et des cierges fichés sur une herse. Ces cierges sont vendus par de vieilles femmes, on les allume en signe de vénération et cela entretient partout en permanence une lueur rougeoyante. Certaines personnes prient pour demander une aide, d’autres récitent des prières collectives, d’autres encore se confessent auprès des prêtres. Il y a aussi de l’eau bénite dans laquelle on trempe le doigt pour s’oindre soi-même. Tous les objets sacrés sont des statues, qui en général représentent la Madone, mais certaines statues de la Vierge sont sacrées tandis que d’autres ne le sont pas. Pour Jésus lui-même, il y a des statues sacrées et d’autres non. À vrai dire, on ne peut pas nous accuser d’être idolâtres, ce serait tout à fait erroné. Et si nous devions être considérés comme tels, alors les catholiques romains le seraient encore plus que nous.

 

Cérémonies catholiques

 

S’ils affirmaient le contraire, on pourrait très bien dire que les cérémonies catholiques ressemblent bien plus que les nôtres au culte de Brahma. À comparer avec les bouddhistes, les catholiques s’apparenteraient aux bonzes annamites, tandis que nous serions beaucoup plus proches des protestants. Autour de la Basilique, des boutiques vendent des figurines de Jésus et de la Madone, du même genre que celles qu’on trouve à notre pagode « Sam Pluem » pour le Bouddha. Les Occidentaux qui viennent chez nous achètent des statuettes du Bouddha au marché, parfois simplement pour le plaisir des yeux, mais parfois aussi avec mépris pour ce qu’ils jugent comme de l’idolâtrie. Alors moi aussi j’ai acheté leurs statuettes,mais uniquement pour le plaisir de l’exotisme, et sans mépris. En réalité ils ont davantage d’objets de piété que nous, comme ceux qui se portent autour du cou pour protéger de la maladie ou d’autres malheurs : un seul exemplaire de chaque objet et le panier serait déjà plein! Rien ne manque, pas même le chapelet. En fin de compte, les lieux où l’on se retire temporairement pour jeûner et prier, les consécrations, les dévotions, tout cela existe à peu près de la même façon chez eux et chez nous. De même pour les religieux qui déambulent de long en large en récitant leurs oraisons. Mais ce qui n’existe pas chez nous, c’est la confession pour les laïcs. Ici, le prêtre s’assied au milieu d’une sorte d’armoire avec une ouverture de chaque côté, et les gens qui veulent se confesser viennent s’agenouiller pour lui parler à l’oreille, au travers d’un claustra qui dissimule les visages.

 

Le péché reste le péché

 

Cette confession ne sert pas d’avertissement ou d’engagement pour l’avenir, le péché reste le péché, mais elle permet de le laver en donnant de l’argent aux prêtres ou en allant à l’église dix fois, cent fois, selon la prescription. Le but initial, qui était de corriger les mauvaises tendances de la nature humaine, a été dévoyé par la faiblesse des hommes pour devenir finalement un rite lié à l’argent.

 

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